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fonde la preuve d’analogie dans les sciences dont l’objet est contingent.

Ainsi tout est conduit par les lois du mouvement, qui partent d’un seul principe, mais qui se diversifient à l’infini dans leurs effets ; & dès qu’une observation attentive des mouvemens des corps nous a appris quelles sont ces lois, nous sommes en droit de conclure par analogie que tous les évenemens naturels arrivent & arriveront d’une maniere conforme à ces lois.

Le grand maître du monde ne s’est pas contenté d’établir des lois générales, il s’est plû encore à fixer des causes universelles. Quel spectacle à l’esprit observateur qu’une multitude d’effets qui naissent tous d’une même cause ! Voyez que de choses différentes produisent les rayons que le soleil lance sur la terre ; la chaleur qui ranime, qui conserve nos corps, qui rend la terre féconde, qui donne aux mers, aux lacs, aux rivieres, aux fontaines leur fluidité ; la lumiere qui récrée nos yeux, qui nous fait distinguer les objets, qui nous donne des idées nettes de ceux qui sont les plus éloignés. Sans ces rayons point de vapeurs, point de pluies, point de fontaines, point de vents. Les plantes & les animaux destitués d’alimens, périroient en naissant, ou plûtôt ne naîtroient point du tout ; la terre entiere ne seroit qu’une masse lourde, engourdie, gelée, sans variété, sans fécondité, sans mouvement.

Voyez encore combien d’effets naissent du seul principe de la pesanteur universelle ; elle retient les planetes dans la carriere qu’elles parcourent autour du soleil, comme autour de leur centre particulier ; elle réunit les différentes parties de notre globe ; elle attache sur sa surface les villes, les rochers, les montagnes ; c’est à elle qu’il faut attribuer le flux & reflux de la mer, le cours des fleuves, l’équilibre des liqueurs, tout ce qui dépend de la pesanteur de l’air, comme l’entretien de la flamme, la respiration & la vie des animaux.

Mais ce n’est pas seulement pour nos plaisirs & pour satisfaire notre goût que Dieu a créé ce monde harmonique & reglé par les lois sages de l’analogie, c’est sur-tout pour notre utilité & notre conservation. Supposez qu’on ne puisse rien conclure d’une induction, que ce raisonnement soit frivole & trompeur, je dis qu’alors l’homme n’auroit plus de regle de conduite & ne sauroit vivre. Car si je n’ose plus faire usage de cet aliment que j’ai pris cent fois avec succès pour la conservation de ma vie, de peur que ces effets ne soient plus les mêmes, il faudra donc mourir de faim. Si je n’ose me fier à un ami dont j’ai reconnu en cent occasions le caractere sûr, parce que peut-être il aura changé sans cause apparente du soir au matin, comment me conduire dans le monde ? Il seroit aisé d’accumuler ici les exemples. En un mot, si le cours de la nature n’étoit pas réglé par des lois générales & uniformes, par des causes universelles ; si les mêmes causes n’étoient pas ordinairement suivies des mêmes effets, il seroit absurde de se proposer une maniere de vivre, d’avoir un but, de chercher les moyens d’y parvenir ; il faudroit vivre au jour le jour, & se reposer entierement de tout sur la providence. Or ce n’est pas-là l’intention du créateur, cela est manifeste ; il a donc voulu que l’analogie régnât dans ce monde & qu’elle nous servît de guide.

S’il arrive que l’analogie nous induise quelquefois en erreur, prenons-nous-en à la précipitation de nos jugemens & à ce goût pour l’analogie, qui souvent nous fait prendre la plus légere ressemblance pour une parité parfaite. Les conclusions universelles sont admises par préférence, sans faire attention aux conditions nécessaires pour les rendre telles, & en négligeant des circonstances qui dérangeroient

cette analogie que nous nous efforçons d’y trouver. Il faut observer aussi que le créateur a voulu que ses ouvrages eussent le mérite de la variété ainsi que celui de l’uniformité, & que nous nous trompons ainsi en n’y cherchant que ce dernier.

Il nous reste à examiner la probabilité qui résulte de l’induction dans les sciences nécessaires. Ici les principes de beauté & de goût ne sont point admissibles, parce que la vérité des propositions qu’elles renferment ne dépend point d’une volonté libre, mais est fondée sur la nature des choses. Il faudroit donc, comme nous l’avons déja dit, abandonner la preuve d’analogie, puisque l’on peut en avoir de plus sûres ; mais dès qu’elle n’est pas sans force, cherchons d’où elle peut venir.

Dans les sujets nécessaires, tout ce que l’on y considere est essentiel ; les accidens ne sont comptés pour rien. Ce que l’esprit envisage est une idée abstraite dont il forme l’essence à son gré par une définition, & dont il recherche uniquement ce qui découle de cette essence, sans s’arrêter à ce que des causes extérieures ont pu y joindre. Un géometre, par exemple, ne considere dans le quarré précisément que sa figure ; qu’il soit plus grand ou plus petit, il n’y fait aucune attention ; il ne s’attache qu’à ce qu’il peut déduire de l’essence de cette figure, qui consiste dans l’égalité parfaite de ses quatre côtés & de ses quatre angles. Mais il n’est pas toujours aisé de tirer de l’essence d’un être mathématique ou métaphysique tout ce qui en découle : ce n’est quelquefois que par une longue chaîne de conséquences, ou par une suite laborieuse de raisonnemens, qu’on peut faire voir qu’une propriété dépend de l’essence attribuée à une chose. Je suppose qu’examinant plusieurs quarrés ou plusieurs triangles différens, je leur trouve à tous une même propriété, sans qu’aucun exemple contraire vienne s’offrir à moi, je présume d’abord que cette propriété est commune à toutes ces figures, & je conclus avec certitude que si cela est, elle doit découler de leur essence. Je tâche de trouver comment elle en dérive ; mais si je ne peux en venir à bout, dois-je conclure de-là que cette propriété ne leur est pas essentielle ? Non assurément ; mais que j’ai la vûe fort bornée, ou qu’elle n’en découle que par un si long circuit de raisonnemens, que je ne suis pas capable de le suivre jusqu’au bout. Il reste donc douteux si cette propriété, que l’expérience m’a découverte dans dix triangles, par exemple, appartient à l’essence générale du triangle, auquel cas ce seroit une propriété universelle qui conviendroit à tous les triangles, ou si elle découle de quelque qualité particuliere à une sorte de triangles, & qui par un hasard très-singulier, se trouveroit appartenir à ces dix triangles sur lesquels j’en ai fait l’essai. Or il est aisé de concevoir que si ces dix triangles sont faits différens les uns des autres, ils n’ont vraissemblablement d’autre propriété commune que celle qui appartient à tous les triangles en général ; c’est-à-dire qu’ils ne se ressemblent en rien, qu’en ce que les uns & les autres sont des figures qui ont trois côtés : du moins cela est très-vraissemblable ; & cela le devient d’autant plus, que l’expérience faite sur ces triangles a été plus souvent répétée, & sur des triangles plus différens. Dès-lors il est aussi très vraissemblable que la propriété que l’on examine découle non de quelque propriété commune à ces dix triangles mis en épreuve, mais de l’essence générale de tous les triangles ; il est donc très-vraissemblable qu’elle convient à tous les triangles, & qu’elle est elle-même une propriété commune & essentielle.

Ce même raisonnement peut s’appliquer à tous les cas semblables ; d’où il suit 1°. que la preuve d’analogie est d’autant plus forte & plus certaine, que l’expérience est poussée plus loin, & que l’on l’ap-