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Si l’on peut s’assurer d’avoir observé tous les cas particuliers, de n’avoir omis aucun des individus, l’induction est complette, & l’on a la certitude ; mais malheureusement les exemples en sont rares : il n’est que trop aisé de laisser échapper quelques observations qui seroient nécessaires pour avoir une énumération entiere.

J’ai fait des expériences sur les métaux ; j’ai observé que l’or, l’argent, le cuivre, le fer, l’étain, le plomb & le mercure étoient pesans, j’en conclus que tous les métaux sont pesans. Je puis m’assurer que j’ai fait une induction complette, parce que ces sept corps sont les seuls auxquels on donne le nom de métaux.

J’ai été trompé dix fois consécutivement, suis-je en droit de conclure qu’il n’y a point d’homme qui ne se fasse un plaisir de me tromper ? Ce seroit-là une induction bien imparfaite ; cependant ce sont celles qui sont le plus en usage.

Mais peut-on s’en passer, & toutes incomplettes qu’elles sont, ne font-elles pas une sorte de preuve qui a beaucoup de force ? Qui peut douter que l’empereur de la Chine n’ait un cœur, des veines, des arteres, des poumons, fondé sur ce principe, que tout homme ne peut vivre qu’autant qu’il a toutes ces parties intérieures ? Et comment s’en est-on assuré ? Par analogie ou par une induction très imparfaite, puisque le nombre des personnes que l’on a ouvertes, & par l’inspection desquelles on s’est convaincu de cette vérité, est incomparablement plus petit que celui des autres hommes.

Dans l’usage ordinaire, & même souvent en Logique, l’on confond l’induction & l’analogie. Voyez Analogie. Mais l’on pourroit & l’on doit les distinguer, en ce que l’induction est supposée complette. Elle étudie tous les individus sans exception ; elle embrasse tous les cas possibles, sans en omettre un seul, & alors seulement elle peut conclure & elle conclut avec une connoissance sûre & certaine ; mais l’analogie n’est qu’une induction incomplette qui étend sa conclusion au-delà des principes, & qui d’un nombre d’exemples observés, conclut généralement pour toute l’espece.

A l’occasion du rapport que ces deux mots ont l’un avec l’autre, nous pourrons ajoûter ici bien des choses qui nous paroissent essentielles, & qui ont été omises à l’article Analogie, où ce mot semble avoir été pris plus particulierement dans le sens grammatical. C’est d’ailleurs une des sources de nos connoissances (Voyez Connoissances.), & par cela même un sujet assez intéressant pour qu’il soit permis d’y revenir.

Nous aimons les propositions générales & universelles, parce sous une expression simple, elles renferment un nombre infini de propositions particulieres, & qu’elles favorisent ainsi également notre desir de savoir & notre paresse. De peu d’exemples, d’un quelquefois, nous nous pressons de tirer une conclusion générale. Quand on assure que les planetes sont habitées, ne se fonde-t-on pas principalement sur l’exemple unique de la terre ? D’où savons-nous que toutes les pierres sont pesantes ? Quelle preuve avons-nous de l’existence particuliere de notre estomac, de notre cœur, de nos visceres ? L’analogie. L’on se mocqueroit de quelqu’un qui douteroit de ces vérités ; cependant s’il osoit demander que l’on exposât le poids des raisons que l’on a de penser ainsi, je crois que l’on pourroit s’y trouver embarrassé : car cette conséquence, cela se fait d’une telle maniere chez les uns, donc cela se fait de la même maniere chez tous les autres, n’est point une conséquence légitime ; jamais on ne la réduira aux lois d’un raisonnement sûr ; on n’en fera jamais une preuve démonstrative. Nous savons d’ailleurs que

l’analogie peut nous tromper ; mais en convenant qu’elle nous conduit très-souvent & presque toûjours à la vérité ; qu’elle est d’une nécessité absolue, soit dans les sciences & dans les arts, dont elle est un des principaux fondemens, soit dans la vie ordinaire, où l’on est obligé d’y avoir recours à tous momens, nous cherchons seulement à en faire connoître la nature, à la réduire à ce qu’elle est, c’est-à-dire à un principe de probabilité, dont il importe d’examiner la force d’où elle tire sa solidité, & quelle confiance on peut & on doit avoir en une preuve de cette espece.

Pour cela parcourons les diverses sciences où l’on en fait usage. Nous les divisons en trois classes, relativement à leur objet : (Voyez l’Ordre encyclopédique.) en sciences nécessaires, telles que la Métaphysique, les Mathématiques, une bonne partie de la Logique, la Théologie naturelle, la Morale : 2°. en sciences contingentes ; l’on comprendra sous ce titre la science des esprits créés & des corps : 3°. en arbitraires, & sous cette derniere classe l’on peut ranger la Grammaire, cette partie de la Logique, qui dépend des mots, signes de nos pensées, cette partie de la Morale ou de la Jurisprudence, qui est fondée sur les mœurs & les coutumes des nations.

Il semble que les sciences dont l’objet est nécessaire, & qui ne procedent que par démonstration, devroient se passer d’une preuve qui ne va qu’à la probabilité ; & véritablement il vaudroit mieux en chercher de plus exactes ; mais il est pourtant vrai de dire que, soit par nécessité, soit par une foiblesse naturelle, qui nous fait préférer des preuves moins rigides & plus aisées à celles qui seroient plus démonstratives, mais plus embarrassées, l’on ne peut guere se passer ici de l’analogie. Dans la Métaphysique, par exemple, & dans les Mathématiques, les premiers principes, les axiomes sont supposés, & n’ont d’ordinaire aucune autre preuve que celle qui se tire de l’induction. Demandez à un homme qui a beaucoup vécu sans réfléchir, si le tout est plus grand que sa partie, il répondra que oui, sans hésiter. Si vous insistez, & que vous vouliez savoir sur quoi est fondé ce principe, que vous répondra-t-il ? sinon que son corps est plus grand que sa tête, sa main qu’un seul doigt, sa maison qu’une chambre, sa bibliotheque qu’un livre ; & après plusieurs exemples pareils, il trouveroit fort mauvais que vous ne fussiez pas convaincu. Cependant ces exemples & cent autres ne font qu’une induction bien légere en comparaison de tant d’autres cas où l’on applique ce même axiome. Sans nous arrêter à examiner si ces principes sont eux-mêmes susceptibles de démonstration, & si on peut les déduire tous des définitions, il suffit pour montrer l’importance de la preuve d’analogie, de remarquer qu’au moins la plûpart, pour ne pas dire tous les hommes, parviennent à connoître ces principes, & à s’en tenir pour assurés par la voie de l’induction. Combien d’autres vérités dans la Logique, dans la Morale, dans les Mathématiques, qui ne sont connues que par elle ? Les exemples en seroient nombreux si l’on vouloit s’y arrêter. Il est vrai que souvent l’on pourroit donner de ces vérités des preuves exactes & tirées de la nature & de l’essence des choses ; mais ici, comme sur les principes, le grand nombre se contente de l’expérience ou d’une induction très-bornée ; & même l’on peut assurer que la plûpart des vérités qui se trouvent présentement démontrées, ont d’abord été reçues sur la foi de l’induction, & qu’on n’en a cherché les preuves qu’après s’être assuré par la seule expérience de la vérité de la proposition.

L’usage de l’analogie est bien plus considérable dans les sciences dont l’objet est contingent, c’est-à-