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ne falloit pas céder à la crainte des douleurs & des tourmens, pour faire des choses contraires à la religion & à la justice.

Ambiguæ si quando citabere testis
Incertoeque rei ; Phalaris licet imperet, ut sis
Falsus, & admoto dictet perjuria tauro,
Summum erede nefas animam præferre pudori,
Et propter vitam vivendi perdere causas.
Juvenal, Sat. 8.


Telle est la regle. Il peut arriver pourtant, comme nous l’avons insinué, que la nécessité où l’on se trouve fournisse une exception favorable, qui empêche que l’action ne soit imputée. Les circonstances où l’on se trouve donnent quelquefois lieu de présumer raisonnablement, que le législateur nous dispense lui-même de souffrir le mal dont on nous menace, & que pour cela il permet que l’on s’écarte alors de la disposition de la loi ; & c’est ce qui a lieu toutes les fois que le parti que l’on prend pour se tirer d’affaire, renferme en lui-même un mal moindre que celui dont on étoit menacé.

Des actions auxquelles plusieurs personnes ont part. Nous ajouterons encore ici quelques réflexions sur les cas où plusieurs personnes concourent à produire la même action. La matiere étant importante & de grand usage, mérite d’être traitée avec quelque précision.

1°. Les actions d’autrui ne sauroient nous être imputées, qu’autant que nous y avons concouru, & que nous pouvions & devions les procurer, ou les empêcher, ou du-moins les diriger d’une certaine maniere. La chose parle d’elle-même ; car imputer l’action d’autrui à quelqu’un, c’est déclarer que celui-ci en est la cause efficiente, quoiqu’il n’en soit pas la cause unique ; & que par conséquent cette action dépendoit en quelque maniere de sa volonté dans son principe ou dans son exécution.

2°. Cela posé, on peut dire que chacun est dans une obligation générale de faire ensorte, autant qu’il le peut, que toute autre personne s’acquitte de ses devoirs, & d’empêcher qu’elle ne fasse quelque mauvaise action, & par conséquent de ne pas y contribuer soi-même de propos délibéré, ni directement, ni indirectement.

3°. A plus forte raison on est responsable des actions de ceux sur qui l’on a quelque inspection particuliere. C’est sur ce fondement que l’on impute à un pere de famille la bonne ou la mauvaise conduite de ses enfans.

4°. Remarquons ensuite que pour être raisonnablement censé avoir concouru à une action d’autrui, il n’est pas nécessaire que l’on fût sûr de pouvoir la procurer ou l’empêcher, en faisant ou ne faisant pas certaines choses ; il suffit que l’on eût là-dessus quelque probabilité ou quelque vraissemblance. Et comme d’un côté ce défaut de certitude n’excuse point la négligence ; de l’autre si l’on a fait tout ce que l’on devoit, le défaut de succès ne peut point nous être imputé ; le blâme tombe alors tout entier sur l’auteur immédiat de l’action.

5°. Enfin il est bon d’observer encore, que dans la question que nous examinons, il ne s’agit point du degré de vertu ou de malice qui se trouve dans l’action même, & qui la rendant plus excellente ou plus mauvaise, en augmente la louange ou le blâme, la récompense ou la peine. Il s’agit proprement d’estimer le degré d’influence que l’on a sur l’action d’autrui, pour savoir si l’on en peut être regardé comme la cause morale, & si cette cause est plus ou moins efficace, afin de mesurer pour ainsi dire ce degré d’influence qui décide de la maniere dont on peut imputer à quelqu’un une action d’autrui ; il y a plusieurs circonstances & plusieurs distinctions à observer.

Par exemple, il est certain qu’en général, la simple approbation a moins d’efficace pour porter quelqu’un à agir, qu’une forte persuasion, qu’une instigation particuliere. Cependant la haute opinion que l’on a de quelqu’un, peut faire qu’une simple approbation ait quelquefois autant, & peut-être même plus d’influence sur une action d’autrui que la persuasion la plus pressante, ou l’instigation la plus forte d’une autre personne.

L’on peut ranger sous trois classes les causes morales qui influent sur une action d’autrui. Tantôt cette cause est la principale, ensorte que celui qui exécute, n’est que l’agent subalterne ; tantôt l’agent immédiat est au contraire la cause principale, tandis que l’autre n’est que la cause subalterne ; d’autres fois ce sont des causes collatérales qui influent également sur l’action dont il s’agit.

Celui-là doit être censé la cause principale qui, en faisant ou ne faisant pas certaines choses, influe tellement sur l’action ou l’omission d’autrui, que sans lui cette action n’auroit point été faite, ou cette omission n’auroit pas eu lieu, quoique d’ailleurs l’agent immédiat y ait contribué sciemment. Ainsi David fut la cause principale de la mort d’Urie, quoique Joab y eût contribué connoissant bien l’intention du roi.

Au reste, la raison pour laquelle un supérieur est censé être la cause principale de ce que font ceux qui dépendent de lui, n’est pas proprement la dépendance de ces derniers, c’est l’ordre qu’il leur donne, sans quoi l’on suppose que ceux-ci ne se seroient point portés d’eux-mêmes à l’action dont il s’agit.

Mais celui-là n’est qu’une cause collatérale, qui en faisant ou ne faisant pas certaines choses, concourt suffisamment & autant qu’il dépend de lui, à l’action d’autrui ; ensorte qu’il est censé coopérer avec lui, quoique l’on ne puisse pas présumer absolument que sans son concours, l’action n’ait pas été faite.

Tels sont ceux qui fournissent quelques secours à l’agent immédiat, ceux qui lui donnent retraite & qui le protegent, celui par exemple, qui tandis qu’un autre enfonce une porte, prend garde aux avenues, &c. Un complot entre plusieurs personnes, les rend pour l’ordinaire également coupables. Tous sont censés causes égales & collatérales, &c.

Enfin la cause subalterne est celle qui n’influe que peu sur l’action d’autrui, qui n’y fournit qu’une légere occasion, ou qui ne fait qu’en rendre l’exécution plus facile, de maniere que l’agent, déja tout déterminé à agir, & ayant pour cela tous les secours nécessaires, est seulement encouragé à exécuter sa résolution. Comme quand on lui indique la maniere de s’y prendre, le moment favorable, le moyen de s’évader, ou quand on loue son dessein, & qu’on l’excite à le suivre, &c.

Ne pourroit-on pas mettre dans la même classe l’action d’un juge, qui au lieu de s’opposer à un avis qui a tous les suffrages, mais qu’il croit mauvais, s’y rangeroit par timidité ou par complaisance ? Le mauvais exemple ne peut aussi être mis qu’au rang des causes subalternes, parce que ceux qui les donnent ne contribuent d’ordinaire que foiblement au mal que l’on fait en les imitant. Cependant il y a quelquefois des exemples si efficaces, à cause du caractere des personnes qui les donnent, & de la disposition de ceux qui les suivent, que si les premiers s’étoient abstenus du mal, les autres n’auroient pas pensé à le commettre ; & par conséquent ceux qui donnent ces mauvais exemples, doivent être considérés tantôt comme causes principales, tantôt comme causes collatérales, tantôt comme causes subalternes.

L’application de ces distinctions & de ces principes se fait d’elle-même : toutes choses d’ailleurs éga-