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misere & leur servitude. D’ailleurs, pour que le prince puisse lever un droit si disproportionné à la valeur d’une chose, il faut qu’il la mette en ferme, & que le peuple ne puisse l’acheter que de ses fermiers, ce qui produit mille desastres.

La fraude étant dans ce cas très-lucrative, la peine naturelle, celle que la raison demande, qui est la confiscation de la marchandise, devient incapable de l’arrêter ; il faut donc avoir recours à des peines japonnoises, & pareilles à celles que l’on inflige aux plus grands crimes. Des gens qu’on ne sauroit regarder comme des hommes méchans, sont punis comme des scélérats : toute la proportion des peines est ôtée.

Ajoutons que plus on met le peuple dans la nécessité de frauder ce fermier, plus on enrichit celui-ci, & plus on appauvrit celui-là. Le fermier avide d’arrêter la fraude, ne cesse de se plaindre, de demander, de surprendre, d’obtenir des moyens de vexations extraordinaires, & tout est perdu.

En un mot les avantages de l’impôt sur les consommations, consistent dans la modération des droits sur les denrées essentielles à la vie, dans la liberté de contribution à leur consommation, & dans l’uniformité d’imposition. Sans cela, cette espece d’impôt admirable dans le principe, n’a plus que des inconveniens. Voyez-en la preuve dans l’excellent ouvrage intitulé recherches & considérations sur les finances, 1758, in 4°. 2 vol.

L’impôt arbitraire par tête est plus conforme à la servitude que tout autre. L’impôt proportionnel sur les terres est conforme à la justice. L’impôt sur les marchandises convient à la liberté d’un peuple commerçant. Cet impôt est proprement payé par l’acheteur, quoique le marchand l’avance & à l’acheteur & à l’état. Plus le gouvernement est modéré, plus l’esprit de liberté regne, plus les fortunes ont de sûreté, plus il est facile aux négocians d’avancer à l’état & aux particuliers des droits considérables. En Angleterre, un marchand prête réellement à l’état cinquante livres sterling, à chaque tonneau de vin qu’il reçoit de France. Quel est le marchand qui oseroit faire une chose de ce genre dans un pays gouverné comme la Turquie ? Et quand il l’oseroit faire, comment le pourroit-il avec une fortune suspecte, incertaine, ruinée ?

La plûpart des républiques peuvent augmenter les impôts dans les pressans besoins, parce que le citoyen qui croit les payer à lui-même, a la volonté de les payer, & en a ordinairement le pouvoir, par l’effet de la nature du gouvernement. Dans la monarchie mitigée, les impôts peuvent s’augmenter, parce que la sagesse, l’habileté du gouvernement, y peut procurer des richesses ; c’est comme la récompense du prince, à cause du respect qu’il a pour les lois.

Cependant plus il les respecte, plus il doit borner les impôts qu’il est forcé d’établir, les distribuer proportionnellement aux facultés, les faire percevoir avec ordre, sans charges & sans frais. L’équité de la levée des tributs de la ville de Rome, tenoit au principe fondamental du gouvernement, fondé par Servius Tullius, & ne pouvoit être enfreinte que la république ne fût ébranlée du même coup, comme l’expérience le justifia.

L’imposition mise par Aristide sur toute la Grece, pour soutenir les frais de la guerre contre les Perses, fut répartie avec tant de douceur & de justice, que les contribuables nommerent cette taxe l’heureux sort de la Grece ; & c’est vraissemblablement la seule fois qu’une taxe a eu cette belle qualification. Elle montoit à 450 talens ; bien-tôt Périclès l’augmenta d’un tiers ; enfin ayant été triplée dans la suite, sans que la guerre fût plus ruineuse par sa lon-

geur, ou par les divers accidens de la fortune, cette

pesanteur d’impôt arrêta le progrès des conquêtes, épuisa les veines du peuple qui devenu trop foible pour résister à Philippe, tomba sous le joug de son empire.

Ayons donc pour maxime fondamentale de ne point mesurer les impôts à ce que le peuple peut donner, mais à ce qu’il doit donner équitablement ; & si quelquefois on est contraint de mesurer les impôts à ce que le peuple peut donner, il faut que ce soit du moins à ce qu’il peut toujours donner ; sans ce ménagement il arrivera qu’on sera forcé ou de surcharger ce malheureux peuple, c’est-à-dire de ruiner l’état, ou de faire des emprunts à perpétuité, ce qui conduit à la surcharge perpétuelle de l’imposition, puisqu’il faut payer les intérêts ; finalement il en résulte un désordre assuré dans les finances, sans compter une infinité d’inconvéniens pendant le cours de ces emprunts. Le principe qu’on vient de poser est bien plus constant, d’un effet plus étendu, & plus favorable à la monarchie, que les trésors amassés par les rois.

Le souverain doit ôter tous les impôts qui sont vicieux par leur nature, sans chercher à en réprimer les abus, parce que la chose n’est pas possible. Lorsqu’un impôt est vicieux par lui-même, comme le sont tous les tributs arbitraires, la forme de la régie, toute bonne qu’elle est, ne change que le nom des excès, mais elle n’en corrige pas la cause.

La maxime des grands empires d’orient, de remettre les tributs aux provinces qui ont souffert, devroit être portée dans tous les états monarchiques. Il y en a où elle est adoptée, mais où en même tems elle accable autant & plus que si elle n’y étoit pas reçue, parce que le prince n’en levant ni plus ni moins, tout l’état devient solidaire. Pour soulager un village qui paye mal, on charge de la dette un autre village qui paye mieux ; on ne rétablit point le premier, on détruit le second. Le peuple est désespéré entre la nécessité de payer pour éviter des exécutions qui suivent promptement, & le danger de payer, crainte de surcharges.

On a osé avancer que la solidité des habitans d’un même village étoit raisonnable, parce qu’on pouvoit supposer un complot frauduleux de leur part. Mais où a-t-on pris, que sur des suppositions, on doive établir une chose injuste par elle-même, & ruineuse pour l’état ? Il faut bien, dit-on, que la perception des impôts soit fixe pour répondre aux dépenses qui le sont. Oui la perception des impôts qui ne seront pas injustes & ruineux. Remettez sans hésiter de tels impôts, ils fructifieront immanquablement. Cependant ne peut-on pas faire des retranchemens sur plusieurs de ces dépenses qu’on nomme fixes ? Ce que l’entente peut dans la maison d’un particulier, ne le pourroit-elle pas dans l’administration d’un état ? N’a-t-il point de ressources pour économiser dans les tems de paix, se libérer s’il est endété, former même des épargnes pour les cas fortuits, les consacrer au bien public ; & en attendant, les faire toujours circuler entre les mains des tresoriers, des receveurs, en prêts à des compagnies solides, qui établiroient des caisses d’escompte, ou par d’autres emplois.

Il y a cent projets pour rendre l’état riche, contre un seul dont l’objet soit de faire jouir chaque particulier de la richesse de l’état. Gloire, grandeur, puissance d’un royaume ! Que ces mots sont vains & vuides de sens, auprès de ceux de liberté, aisance, & bonheur des sujets ! Quoi donc, ne seroit-ce pas rendre une nation riche & puissante, que de faire participer chacun de ses membres aux richesses de l’état ? Voulez-vous y parvenir en France ? les moyens s’offrent en foule à l’esprit ; j’en citerai