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talent. Ceux qui avoient deux cent mesures, payoient dix mines. Ceux de la quatrieme classe ne payoient rien. La taxe étoit équitable : si elle ne suivoit pas la proportion des biens, elle suivoit la proportion des besoins. On jugea que chacun avoit un nécessaire physique égal ; que ce nécessaire physique ne devoit point être taxé ; que l’abondant devoit être taxé ; & que le superflu devoit l’être encore davantage.

Tant que les impôts dans un royaume de luxe ne seront pas assis de maniere qu’on perçoive des particuliers en raison de leur aisance, la condition de ce royaume ne sauroit s’améliorer ; une partie des sujets vivra dans l’opulence, & mangera dans un repas la nourriture de cent familles, tandis que l’autre n’aura que du pain, & dépérira journellement. Tel impôt qui retrancheroit par an cinq, dix, trente, cinquante louis sur les dépenses frivoles dans chaque famille aisée, & ce retranchement fait à proportion de l’aisance de cette famille, suffiroit avec les revenus courans pour rembourser les charges de l’état, ou pour les frais d’une juste guerre, sans que le laboureur en entendît parler que dans les prieres publiques.

On croit qu’en France une taxe imposée dans les villes seulement, sur les glaces, l’argenterie, les cochers, les laquais, les carosses, les chaises à porteurs, les toiles peintes des Indes, & autres semblables objets, rendroit annuellement quinze ou vingt millions ; elle ne seroit pas moins nécessaire pour mettre un frein à la dépopulation des campagnes, que pour achever de répartir les impôts de la façon la plus conforme à la justice distributive ; cette façon consiste à les étendre sur le luxe le plus grand, comme le plus onéreux à l’état. C’est une vérité incontestable que le poids des tributs se fait sur-tout sentir dans ce royaume, par l’inégalité de son assiette, & que la force totale du corps politique est prodigieuse.

Passons à la taxe sur les terres, taxe très-sage quand elle est faite d’après un dénombrement, une estimation vraie & exacte ; il s’agit d’en exécuter la perception à peu de frais, comme cela se pratique en Angleterre. En France l’on fait des rôles où l’on met les diverses classes de fonds. Il n’y a rien à dire quand ces classes sont distinguées avec justice & avec lumieres ; mais il est difficile de bien connoître les différences de la valeur des fonds, & encore plus de trouver des gens qui ne soient pas intéressés à les méconnoître dans la confection des rôles. Il y a donc deux sortes d’injustices à craindre, l’injustice de l’homme, & l’injustice de la chose. Cependant si la taxe est modique à l’égard du peuple, quelques injustices particulieres de gens plus aisés ne mériteroient pas une grande attention. Si au contraire on ne laisse pas au peuple par la taxe, de quoi subsister honnêtement, l’injustice deviendra des plus criantes, & de la plus grande conséquence. Que quelques sujets par hasard ne payent pas assez dans la foule, le mal est tolérable ; mais que plusieurs citoyens qui n’ont que le nécessaire payent trop, leur ruine se tourne contre le public. Quand l’état proportionne sa fortune à celle du peuple, l’aisance du peuple fait bien-tôt monter la fortune de l’état.

Il ne faut donc point que la portion des taxes qu’on met sur le fermier d’une terre, à raison de son industrie, soit forte, ou tellement décourageante de sa nature, qu’il craigne de défricher un nouveau champ, d’augmenter le nombre de ses bestiaux, ou de montrer une nouvelle industrie, de peur de voir augmenter cette taxe arbitraire qu’il ne pourroit payer. Alors il n’auroit plus d’émulation d’acquérir, & en perdant l’espoir de devenir riche, son intérêt seroit de se montrer plus pauvre qu’il n’est réellement. Les gens qui prétendent que le paysan ne doit

pas être dans l’aisance, débitent une maxime aussi fausse que contraire à l’humanité.

Ce seroit encore une mauvaise administration que de taxer l’industrie des artisans ; car ce seroit les faire payer à l’état, précisément parce qu’ils produisent dans l’état une valeur qui n’y existoit pas : ce seroit un moyen d’anéantir l’industrie, ruiner l’état, & lui couper la source des subsides.

Les impôts modérés & proportionnels sur les consommations de denrées, de marchandises, sont les moins onéreux au peuple, ceux qui rendent le plus au souverain, & les plus justes. Ils sont moins onéreux au peuple, parce qu’ils sont payés imperceptiblement & journellement, sans décourager l’industrie, d’autant qu’ils sont le fruit de la volonté & de la faculté de consommer. Ils rendent plus au souverain qu’aucune autre espece, parce qu’ils s’étendent sur toutes choses qui se consomment chaque jour. Enfin ils sont les plus justes, parce qu’ils sont proportionnels, parce que celui qui possede les richesses ne peut en jouir sans payer à proportion de ses facultés. Ces vérités, malgré leur évidence, pourroient être appuyées par l’expérience constante de l’Angleterre, de la Hollande, de la Prusse, & de quelques villes d’Italie, si tant est que les exemples soient propres à persuader.

Mais il ne faut pas ajouter des impôts sur la consommation, à des impôts personnels dejà considérables ; ce seroit écraser le peuple, au lieu que substituer un impôt sur la consommation, à un impôt personnel, c’est tirer plus d’argent d’une maniere plus douce & plus imperceptible.

Il faut observer en employant cet impôt, que l’étranger paye une grande portion des droits ajoutés au prix des marchandises qu’il achete de la nation. Ainsi les marchandises qui ne servent qu’au luxe, & qui viennent des pays étrangers, doivent souffrir de grands impôts. On en rehaussera les droits d’entrée, lorsque ces marchandises consisteront en des choses qui peuvent croître, ou être également fabriquées dans le pays, & on en encouragera les fabriques ou la culture. Pour les marchandises qu’on peut transporter chez l’étranger, s’il est de l’avantage public qu’elles sortent, on levera les droits de sortie, ou même on en facilitera la sortie par des gratifications.

Enfin les impôts sur les denrées & les marchandises qu’on consomme dans le pays, sont ceux que les peuples sentent le moins, parce qu’on ne leur fait pas une demande formelle. Ces sortes de droits peuvent être si sagement ménagés, que le peuple ignorera presque qu’il les paye.

Pour cet effet, il est d’une grande conséquence que ce soit le vendeur de la marchandise qui paye le droit. Il sçait bien qu’il ne le paye pas pour lui, & l’acheteur qui donne le fonds, le paye, le confond avec le prix. De plus, quand c’est le citoyen qui paye, il en résulte toutes sortes de gênes, jusqu’à des recherches qu’on permet dans sa maison. Rien n’est plus contraire à la liberté. Ceux qui établissent ces sortes d’impôts, n’ont pas le bonheur d’avoir rencontré la meilleure sorte d’administration.

Afin que le prix de la chose, & l’imposition sur la chose puissent se confondre dans l’esprit de celui qui paye, il faut qu’il y ait quelque rapport entre la valeur de la marchandise & l’impôt ; & que sur une denrée de peu de valeur on ne mette point un droit excessif. Il y a des pays où le droit excede de quinze à vingt fois la valeur de la denrée, & d’une denrée essentielle à la vie. Alors le prince qui met de pareilles taxes sur cette denrée, ôte l’illusion à ses sujets ; ils voyent qu’ils sont imposés à des droits tellement déraisonnables, qu’ils ne sentent plus que leur