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roit, quand même il existeroit seul. Ou elles sont des qualités secondes, qui ne consistent que dans les relations que l’objet a avec d’autres, dans la puissance qu’il a d’agir sur d’autres, d’en changer l’état, ou de changer lui-même d’état, étant appliqué à un autre objet ; si c’est sur nous qu’il agit, nous appellons ces qualités sensibles ; si c’est sur d’autres, nous les appellons puissances ou facultés. Ainsi la propriété qu’a le feu de nous échauffer, de nous éclairer, sont des qualités sensibles, qui ne seroient rien s’il n’y avoit des êtres sensibles, chez lesquels ce corps peut exciter ces idées ou sensations ; de même la puissance qu’il a de fondre le plomb par exemple, lorsqu’il lui est appliqué, est une qualité seconde du feu, qui excite chez nous de nouvelles idées, qui nous auroient été absolument inconnues, si l’on n’avoit jamais fait l’essai de cette puissance du feu sur le plomb.

Disons que les idées des qualités premieres des objets représentent parfaitement leurs objets ; que les originaux de ces idées existent réellement ; qu’ainsi l’idée que vous vous formez de l’étendue, est véritablement conforme à l’étendue qui existe. Je pense qu’il en est de même des puissances du corps, ou du pouvoir qu’il a en vertu de ses qualités premieres & originales de changer l’état d’un autre, ou d’en être changé. Quand le feu consume le bois, je crois que la plûpart des hommes conçoivent le feu, comme un amas de particules en mouvement, ou comme autant de petits coins qui coupent, séparent les parties solides du bois, qui laissent échapper les plus subtiles & les plus légeres pour s’élever en fumée, tandis que les plus grossieres tombent en forme de cendre.

Mais, pour ce qui est des qualités sensibles, le commun des hommes s’y trompe beaucoup. Ces qualités ne sont point réelles, elle ne sont point semblables aux idées que l’on s’en forme ; ce qui influe pour l’ordinaire, sur le jugement qu’on porte des puissances & des qualités premieres. Cela peut venir de ce que l’on n’apperçoit pas par les sens, les qualités originales dans les élemens dont les corps sont composés ; de ce que les idées des qualités sensibles, qui sont effectivement toutes spirituelles, ne nous paroissent tenir rien de la grosseur, de la figure, ou des autres qualités corporelles ; & enfin de ce que nous ne pouvons pas concevoir, comment ces qualités peuvent produire les idées & les sensations des couleurs, des odeurs, & des autres qualités sensibles, suite du mystere inexplicable qui regne, comme nous l’avons dit, sur la liaison de l’ame & du corps. Mais, pour cela, le fait n’en est pas moins vrai ; & si nous en cherchons les raisons, nous verrons que l’on en a plus d’attribuer au feu, par exemple, de la chaleur, ou de croire que cette qualité du feu que nous appellons la chaleur, nous est fidellement représentée par la sensation à laquelle nous donnons ce nom, que l’on en a de donner à une aiguille qui me pique, la douleur qu’elle me cause ; si ce n’est que nous voyons distinctement l’impression que l’aiguille produit chez moi, en s’insinuant dans ma chair, au lieu que nous n’appercevons pas la même chose à l’égard du feu ; mais cette différence, fondée uniquement sur la portée de nos sens, n’a rien d’essentiel. Autre preuve encore du peu de réalité des qualités sensibles, & de leur conformité à nos idées, ou sensations ; c’est que la même qualité nous est représentée par des sensations très-différentes, de douleur ou de plaisir suivant les tems & les circonstances. L’expérience montre d’ailleurs en plusieurs cas, que ces qualités que les sens nous font appercevoir dans les objets, ne s’y trouvent réellement pas. D’où nous nous croyons fondés à conclure que les qualités originelles des corps sont des qualités réelles, qui existent réellement dans les

corps, soit que nous y pensions, soit que nous n’y pensions pas, & que les perceptions que nous en avons, peuvent être conformes à leurs objets ; mais que les qualités sensibles n’y sont pas plus réellement que la douleur dans une aiguille ; qu’il y a dans les corps quelques qualités premieres, qui sont les sources & les principes des qualités secondes, ou sensibles, lesquelles n’ont rien de semblable avec celles-ci qui en dérivent, & que nous prêtons aux corps.

Faites que vos yeux ne voyent ni lumiere ni couleur, que vos oreilles ne soient frappées d’aucun son, que votre nez ne sente aucune odeur ; dès-lors toutes ces couleurs, ces sons, & ces odeurs s’évanouiront & cesseront d’exister. Elles rentreront dans les causes qui les ont produites, & ne seront plus ce qu’elles sont réellement, une figure, un mouvement, une situation de partie : aussi un aveugle n’a-t-il aucune perception de la lumiere, des couleurs.

Cette distinction bien établie pourroit nous mener à la question de l’essence & des qualités essentielles des êtres, à faire voir le peu d’exactitude des idées que nous nous formons des êtres extérieurs ; à ce que nous connoissons des substances, & à ce qui nous en restera toujours inconnu, aux modes ou aux manieres d’être, & à ce qui en fait le principe ; mais outre que cela nous meneroit trop loin, on trouvera ces sujets traités dans les articles relatifs. Contentons-nous d’avoir indiqué cette distinction sur la maniere de connoître les qualités premieres, & les qualités sensibles d’un objet, & passons aux êtres qui n’ont qu’une existence idéale. Pour les faire connoître, nous choisissons, comme ayant un rapport distinct à nos perceptions, ceux que notre esprit considere d’une maniere générale, & dont il se forme ce que l’on appelle idées universelles.

Si je me représente un être réel, & que je pense en même tems à toutes les qualités qui lui sont particulieres, alors l’idée que je me fais de cet individu, est une idée singuliere ; mais, si écartant toutes ces idées particulieres, je m’arrête seulement à quelques qualités de cet être, qui soient communes à tous ceux de la même espece, je forme par-là une idée universelle, générale.

Nos premieres idées sont visiblement singulieres. Je me fais d’abord une idée particuliere de mon pere, de ma nourrice ; j’observe ensuite d’autres êtres qui ressemblent à ce pere, à cette femme, par la forme, par le langage, par d’autres qualités. Je remarque cette ressemblance, l’y donne mon attention, je la détourne des qualités par lesquelles mon pere, ma nourrice, sont distingués de ces êtres ; ainsi je me forme une idée à laquelle tous ces êtres participent également ; je juge ensuite par ce que j’entends dire, que cette idée se trouve chez ceux qui m’environnent, & qu’elle est désignée par le mot d’hommes. Je me fais donc une idée générale, c’est-à-dire, j’écarte de plusieurs idées singulieres, ce qu’il y a de particulier à chacune, & je ne retiens que ce qu’il y a de commun à toutes : c’est donc à l’abstraction que ces sortes d’idées doivent leur naissance. Voyez Abstraction.

Nous avons raison de les ranger dans la classe des êtres de raison, puisqu’elles ne sont que des manieres de penser, & que leurs objets qui sont des êtres universels, n’ont qu’une existence idéale, qui néanmoins a son fondement dans la nature des choses, ou dans la ressemblance des individus ; d’où il suit qu’en observant cette ressemblance des idées singulieres, on se forme des idées générales ; qu’en retenant la ressemblance des idées générales, on vient à s’en former de plus générales encore ; ainsi l’on construit une sorte d’échelle ou de pyramide qui monte par dégré, depuis les individus jusqu’à l’idée de toutes, la plus générale, qui est celle de l’être.