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quelques grands génies qui en ordonnent la disposition ; mais ils ne se succedent qu’après de longs intervalles. Ces grands hommes sont trop rares ! heureux le siecle qui en produit un dans son cours ! encore le succès de ses méditations dépend-il de la valeur des faits acquis par les observateurs qui l’ont précédé, & le mérite de ses travaux peut être effacé par les observations qui se font dans la suite. Le chef d’œuvre de l’esprit humain est de combiner les faits connus, d’en tirer des conséquences justes, & d’imaginer un système conforme aux faits. Ce système paroît être le système de la nature, parce qu’il renferme toutes les connoissances que nous avons de la nature ; mais un fait important nouvellement découvert change les combinaisons, annulle les conséquences, détruit le système précédent, & donne de nouvelles idées pour un nouveau système, dont la solidité dépend encore du nombre ou de l’importance des faits qui en sont la base. Mais il ne faut pas croire que l’on n’aura jamais de système vrai, parce que l’on n’acquerra jamais tous les faits ; les principaux suffisent pour garantir la vérité d’un système, & pour assurer sa durée.

Nous avons en Histoire naturelle d’assez bons ouvrages de descriptions, d’observations & de systèmes, pour fournir à une étude profonde de cette science ; mais il y a beaucoup de choix à faire dans les livres, & il est fort avantageux de suivre une bonne méthode dans l’étude que l’on veut faire, tant par la lecture des livres, que par l’inspection des productions de la nature. On ne connoîtra jamais une nation par la lecture de la meilleure histoire que l’on en puisse faire, aussi-bien que si l’on avoit vécu parmi cette nation, que l’on eût observé par soi-même son génie & ses mœurs, & que l’on eût été témoin de la conduite de son gouvernement. Il en est de même pour l’Histoire naturelle ; les descriptions les plus exactes, les observations les plus fines, les systèmes les plus ingénieux ne donnent pas une idée aussi juste des productions de la nature que la présence des objets réels : mais on ne peut pas tout voir, tout observer, tout méditer. Les Philosophes y suppléent, ils nous guident, ils nous éclairent par des systèmes fondés sur les observations particulieres, & élevés par la force de leur génie. Pour entendre & pour juger ces systèmes, pour en connoître l’erreur ou la vérité, pour s’y représenter le tableau de la nature, il faut avoir vû la nature elle-même. Celui qui la regarde pour la premiere fois avec les yeux du naturaliste, s’étonne du nombre immense de ses productions, & se perd dans leur variété. Qui oseroit entreprendre de visiter toute la surface de la terre pour voir les productions de chaque climat & de chaque pays ? qui pourroit s’engager à descendre dans les profondeurs de toutes les carrieres & de toutes les mines, à monter sur tous les pics les plus élevés, & à parcourir toutes les mers ? De tels obstacles décourageroient les plus entreprenans, & les feroient renoncer à l’étude de l’Histoire naturelle.

Mais on a trouvé le moyen de raccourcir & d’applanir la surface de la terre en faveur des Naturalistes ; on a rassemblé des individus de chaque espece d’animaux & de plantes, & des échantillons des minéraux dans les cabinets d’Histoire naturelle. On y voit des productions de tous les pays du monde, & pour ainsi dire un abregé de la nature entiere. Ses productions s’y présentent en foule aux yeux de l’observateur ; il peut approcher sans peine & sans crainte les animaux les plus sauvages & les plus féroces ; les oiseaux restent immobiles ; les dépouilles des fleuves & des mers sont étalées de toutes parts ; on apperçoit jusqu’aux plus petits insectes ; on découvre la conformation intérieure des animaux en considérant les squelettes & d’autres parties internes

de leur corps ; on voit en même tems les racines, les feuilles, les fleurs, les fruits & les semences des plantes ; on a tiré les mineraux du sein de la terre pour les mettre en évidence. Quiconque est animé du desir de s’instruire, doit à cet aspect se trouver heureux de vivre dans un siecle si favorable aux sciences, & il se sentira pénétrer d’une nouvelle ardeur pour l’Histoire de la nature.

On peut prendre les premieres notions de cette science dans les cabinets d’Histoire naturelle ; mais on n’y acquerra jamais des connoissances complettes, parce que l’on n’y voit pas la nature vivante & agissante. Quelque apprêt que l’on donne aux cadavres des animaux ou à leurs dépouilles, ils ne sont plus qu’une foible représentation des animaux vivans. Peut-on comparer des plantes desséchées à celles qui font l’ornement de nos campagnes par la beauté de leurs feuillages, de leurs fleurs & de leurs fruits ? Les minéraux se soutiennent mieux dans les cabinets que les végétaux & les animaux ; mais il n’y a qu’une si petite portion de chaque minéral que l’on ne peut pas juger du volume immense des pierres, des terres, des matieres métalliques, &c. ni de leur position, ni de leur mélange. Le naturaliste ne peut donc voir dans les cabinets d’Histoire naturelle qu’une esquisse de la nature ; mais elle suffit pour lui donner des vues, & lui indiquer les objets de ses recherches. Après les avoir considérés dans les cabinets, il est à propos de lire dans un ouvrage choisi leur description & leur histoire avant que d’aller observer chaque objet dans le sein de la nature ; cette étude préliminaire facilite l’observation, & fait appercevoir bien des choses qui échapperoient à une premiere vue. Lorsque l’on a observé quelques objets dans leur entier & dans le lieu qui leur est propre, il faut reprendre les livres, & lire une seconde fois les articles qui ont rapport aux choses que l’on vient de voir ; à cette seconde lecture, on est plus en état d’entendre le vrai sens des endroits qui paroissoient obscurs ou équivoques. Ensuite, en rentrant dans les cabinets, on acquiert encore de nouvelles lumieres sur les mêmes choses ; on peut les y voir présentées ou préparées de façon à faire appercevoir des qualités qui ne sont pas apparentes dans l’état naturel & dans le lieu originaire. Enfin, c’est ce lieu qu’il faut fréquenter par préférence le plus souvent qu’il sera possible, pour voir la même chose en différens tems, sous différens aspects, & avec des vues différentes relativement à la chose que l’on a pour objet, & à celles qui y sont mêlées, ou qui l’environnent.

Les principaux faits de l’Histoire naturelle sont établis sur les rapports que les choses ont entre elles, sur les différences & sur les ressemblances qui se trouvent entre les productions de la nature. Le naturaliste doit les comparer les unes aux autres, en observant leurs propriétés & leur conformation ; les éloigner ou les rapprocher les unes des autres pour reconnoître la substance & la forme essentielle & caractéristique de chaque être matériel. Il ne peut atteindre à son objet qu’en faisant des combinaisons longues & difficiles, qui seront toujours fautives s’il n’y fait entrer pour élémens tous les rapports qu’une production de la nature a avec toutes les autres productions. Ces combinaisons font l’objet des méditations des Naturalistes, & déterminent la méthode particuliere que chaque auteur se prescrit dans la composition de ses livres, & l’ordre que l’on suit pour l’arrangement d’un cabinet d’Histoire naturelle. Mais cet art de combiner & cet ordre méthodique mal conçus, sont un écueil que les commençans évitent difficilement, & dont ils ne se retirent qu’à grande peine, lorsqu’ils s’y sont une fois engagés. Cet écueil a un puissant attrait ; on veut tracer