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étoient policées, lorsque la sienne n’étoit habitée que par des sauvages dispersés dans les forêts, fuyant la rencontre les uns des autres, paissant les fruits de la terre comme les animaux, retirés dans le creux des arbres, errant de lieux en lieux, & n’ayant entre eux aucune espece de société. Du-moins c’est ainsi que les Historiens mêmes de la Grece nous la montrent dans son origine.

Danaüs & Cecrops étoient égyptiens ; Cadmus, de Phénicie ; Orphée, de Thrace. Cecrops fonda la ville d’Athenes, & fit entendre aux Grecs, pour la premiere fois, le nom redoutable de Jupiter ; Cadmus éleva des autels dans Thebes, & Orphée prescrivit dans toute la Grece la maniere dont les dieux vouloient être honorés. Le joug de la superstition fut le premier qu’on imposa ; on fit succéder à la terreur des impressions séduisantes, & le charme naissant des beaux Arts fut employé pour adoucir les mœurs, & disposer insensiblement les esprits à la contrainte des lois.

Mais la superstition n’entre point dans une contrée sans y introduire à sa suite un long cortége de connoissances, les unes utiles, les autres funestes. Aussi-tôt qu’elle s’est montrée, les organes destinés à invoquer les dieux se dénouent ; la langue se perfectionne ; les premiers accents de la Poésie & de la Musique sont retentir les airs ; on voit sortir la Sculpture du fond des carrieres, & l’Architecture d’entre les herbes ; la conscience s’éveille, & la Morale nait. Au nom des dieux prononcé, l’univers prend une face nouvelle ; l’air, la terre, & les eaux se peuplent d’un nouvel ordre d’êtres, & le cœur de l’homme s’émeut d’un sentiment nouveau.

Les premiers législateurs de la Grece ne proposerent pas à ses peuples des doctrines abstraites & seches ; des esprits hébétés ne s’en seroient point occupés : ils parlerent aux sens & à l’imagination ; ils amuserent par des cerémonies voluptueuses & gaies : le spectacle des danses & des jeux avoit attiré des hommes féroces du haut de leurs montagnes, du fond de leurs antres ; on les fixa dans la plaine, en les y entretenant de tables, de représentations, & d’images. A mesure que les phénomenes de la nature les plus frappans se succéderent, on y attacha l’existence des dieux ; & Strabon croit que cette méthode étoit la seule qui pût réussir. Fieri non potest, dit cet auteur, ut mulierum & promiscuæ turbæ multitudo philosophicâ oratione ducatur, exciteturque ad religionem, pietatem, & fidem ; sed superstitione præterea ad hoc opus est, quæ incuti sine fabularum portentis nequit. Etenim fulmen, ægis, tridens, faces, anguis, hastæque deorum thyrsis infixæ fabulæ sunt atque tota theologia prisca. Hæc autem recepta fuerunt à civitatum autoribus, quibus veluti larvis insipientium animos terrerent. Nous ajoûterons que l’usage des peuples policés & voisins de la Grece, étoit d’envelopper leurs connoissances sous les voiles du symbole & de l’allégorie, & qu’il étoit naturel aux premiers législateur des Grecs de communiquer leurs doctrines ainsi qu’ils les avoient reçûes.

Mais un avantage particulier aux peuples de la Grece, c’est que la superstition n’étouffa point en eux le sentiment de la liberté, & qu’ils conserverent sous l’autorité des prêtres & des magistrats, une façon de penser hardie, qui les caractérise dans tous les tems.

Une des premieres conséquences de ce qui précede, c’est que la Mythologie des Grecs est un cahos d’idées, & non pas un système, une marqueterie d’une infinité de pieces de rapport qu’il est impossible de séparer ; & comment y réussiroit-on ? Nous ne connoissons pas la vie, les mœurs, les idées, les préjugés des premiers habitans de la Grece. Nous aurions là-dessus toutes les lumieres qui nous man-

quent, qu’il nous resteroit à desirer une histoire exacte

de la Philosophie des peuples voisins ; & cette histoire nous auroit été transmise, que le triage des superstitions greques d’avec les superstitions barbares seroit peut-être encore au-dessus des forces de l’esprit humain.

Dans les tems anciens, les législateurs étoient philosophes & poëtes : la reconnoissance & l’imbécillité mettoient tour-à-tour les hommes au rang des dieux ; & qu’on devine après cela ce que devint la vérité déjà déguisée, lorsqu’elle eut été abandonnée pendant des siecles à ceux dont le talent est de feindre, & dont le but est d’étonner.

Dans la suite fallut-il encourager les peuples à quelque entreprise, les consoler d’un mauvais succès, changer un usage, introduire une loi ? ou l’on s’autorisa des fables anciennes en les défigurant, ou l’on en imagina de nouvelles.

D’ailleurs l’embleme & l’allégorie ont cela de commode, que la sagacité de l’esprit, ou le libertinage de l’imagination peut les appliquer à mille choses diverses : mais à-travers ces applications, que devient le sens véritable ? Il s’altere de plus en plus ; bien-tôt une sable a une infinité de sens différens ; & celui qui paroît à la fin le plus ingénieux est le seul qui reste.

Il ne faut donc pas espérer qu’un bon esprit puisse se contenter de ce que nous avons à dire de la philosophie fabuleuse des Grecs.

Le nom de Promethée fils de Japhet est le premier qui s’offre dans cette histoire. Promethée sépare de la matiere ses élémens, & en compose l’homme, en qui les forces, l’action, & les mœurs sont variées selon la combinaison diverse des élémens ; mais Jupiter que Promethée avoit oublié dans ses sacrifices, le prive du feu qui devoit animer l’ouvrage. Promethée conduit par Minerve, monte aux cieux, approche le ferula à une des roues du char du soleil, en reçoit le feu dans sa tige creuse, & le rapporte sur la terre. Pour punir sa témérité, Jupiter forme la femme connue dans la fable sous le nom de Pandore, lui donne un vase qui renfermoit tous les maux qui pouvoient désoler la race des hommes, & la dépêche à Promethée. Promethée renvoye Pandore & sa boîte fatale ; & le dieu trompé dans son attente, ordonne à Mercure de se saisir de Promethée, de le conduire sur le Caucase, & de l’enchaîner dans le fond d’une caverne où un vautour affamé déchirera son foie toûjours renaissant ; ce qui fut exécuté : Hercule dans la suite délivra Promethée. Combien cette fable n’a-t-elle pas de variantes, & en combien de manieres ne l’a-t-on pas expliquée ?

Selon quelques-uns, il n’y eut jamais de Promethée ; ce personnage symbolique représente le génie audacieux de la race humaine.

D’autres ne disconviennent pas qu’il n’y ait eu un Promethée ; mais dans la fureur de rapporter toute la Mythologie des Payens aux traditions des Hébreux, il faut voir comme ils se tourmentent, pour faire de Promethée, Adam, Moyse, ou Noé.

Il y en a qui prétendent que ce Promethée fut un roi des Scythes, que ses sujets jetterent dans les fers pour n’avoit point obvié aux inondations d’un fleuve qui dévastoit leurs campagnes. Ils ajoûtent qu’Hercule détourna le fleuve dans la mer, & délivra Promethée.

En voici qui interpretent cette fable bien autrement : l’Egypte, disent-ils, eut un roi fameux qu’elle mit au rang des dieux pour les grandes découvertes d’un de ses sujets. C’étoit dans les tems de la fable comme aux tems de l’histoire ; les sujets méritoient des statues, & c’étoit au souverain qu’on les élevoit. Ce roi fut Osiris, & celui qui fit les découvertes fut Hermès : Osiris eut deux ministres, Mer-