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publicain fut indigné d’une distinction humiliante. Le peuple voulut bien s’exclure des premieres places, mais il ne voulut pas en être exclu ; & la preuve qu’il méritoit d’y prétendre, c’est qu’il eut la sagesse & la vertu de s’en abstenir.

En un mot la république n’est une que dans le cas du droit universel aux premieres dignités. Toute prééminence héréditaire y détruit l’égalité, rompt la chaîne politique, & divise les citoyens.

Le danger de la liberté n’est donc pas que le peuple prétende élire entre les citoyens sans exception, ses magistrats & ses juges, mais qu’il les méconnoisse après les avoir élûs. C’est ainsi que les Romains ont passé de la liberté à la licence, de la licence à la servitude.

Dans les gouvernemens républicains, les grands revêtus de l’autorité l’exercent dans toute sa force. Dans le gouvernement monarchique, ils l’exercent quelquefois & ne la possedent jamais : c’est par eux qu’elle passe ; ce n’est point en eux qu’elle réside ; ils en sont comme les canaux, mais le prince en ouvre & ferme la source, la divise en ruisseaux, en mesure le volume, en observe & dirige le cours.

Les grands comblés d’honneurs & dénués de force, représentent le monarque auprès du peuple, & le peuple auprès du monarque. Si le principe du gouvernement est corrompu dans les grands, il faudra bien de la vertu & dans le prince & dans le peuple pour maintenir dans un juste équilibre l’autorité protectrice de l’un, & la liberté légitime de l’autre : mais si cet ordre est composé de fideles sujets & de bons patriotes, il sera le point d’appui des forces de l’état, le lien de l’obéissance & de l’autorité.

Il est de l’essence du gouvernement monarchique comme du républicain, que l’état ne soit qu’un, que les parties dont il est composé forment un tout solide & compacte. Cette machine vaste toute simple qu’elle est, ne sauroit subsister que par une exacte combinaison de ses pieces ; & si les mouvemens sont interrompus ou opposés, le principe même de l’activité devient celui de la destruction.

Or la position des grands dans un état monarchique, sert merveilleusement à établir & à conserver cette communication, cette harmonie, cet ensemble, d’où résulte la continuité réguliere du mouvement général.

Il n’en est pas ainsi dans un gouvernement mixte, où l’autorité est partagée & balancée entre le prince & la nation. Si le prince dispense les graces, les grands seront les mercenaires du prince, & les corrupteurs de l’état : au nombre des subsides imposés sur le peuple, sera compris tacitement l’achat annuel des suffrages, c’est-à-dire ce qu’il en coûte au prince pour payer aux grands la liberté du peuple. Le prince aura le tarif des voix, & l’on calculera en son conseil combien telle & telle vertu peuvent lui coûter à corrompre.

Mais dans un état monarchique bien constitué où la plénitude de l’autorité réside dans un seul sans jalousie & sans partage, où par conséquent toute la puissance du souverain est dans la richesse, le bonheur & la fidélité de ses sujets, le prince n’a aucune raison de surprendre le peuple : le peuple n’a aucune raison de se défier du prince : les grands ne peuvent servir ni trahir l’un sans l’autre ; ce seroit en eux une fureur absurde que de porter le prince à la tyrannie, ou le peuple à la révolte. Premiers sujets, premiers citoyens, ils sont esclaves si l’état devient despotique ; ils retombent dans la foule, si l’état devient républicain : ils tiennent donc au prince par leur supériorité sur le peuple ; ils tiennent au peuple par leur dépendance du prince, & par-tout ce qui leur est commun avec le peuple, liberté, propriété, sûreté, &c. aussi les grands sont attachés à la constitu-

tion monarchique par intérêt & par devoir, deux

liens indissolubles lorsqu’ils sont entrelacés.

Cependant l’ambition des grands semble devoir tendre à l’aristocratie ; mais quand le peuple s’y laisseroit conduire, la simple noblesse s’y opposeroit, à-moins qu’elle ne fût admise au partage de l’autorité ; condition qui donneroit aux premiers de l’état vingt mille égaux au lieu d’un maître, & à laquelle par conséquent ils ne se résoudront jamais ; car l’orgueil de dominer qui fait seul les révolutions, souffre bien moins impatiemment la supériorité d’un seul, que l’égalité d’un grand nombre.

Le desordre le plus effroyable de la monarchie, c’est que les grands parviennent à usurper l’autorité qui leur est confiée, & qu’ils tournent contre le prince & contre l’état lui-même, les forces de l’état déchiré par les factions. Telle étoit la situation de la France lorsque le cardinal de Richelieu, ce génie hardi & vaste, ramena les grands sous l’obéissance du prince, & les peuples sous la protection de la loi. On lui reproche d’avoir été trop loin ; mais peut-être n’avoit-il pas d’autre moyen d’affermir la monarchie, de rétablir dans sa direction naturelle ce grand arbre courbé par l’orage, que de le plier dans le sens opposé.

La France formoit autrefois un gouvernement fédératif très-mal combiné, & sans cesse en guerre avec lui-même. Depuis Louis XI. tous ces co-états avoient été réunis en un ; mais les grands vassaux conservoient encore dans leurs domaines l’autorité qu’ils avoient eue sous leurs premiers souverains, & les gouverneurs qui avoient pris la place de ces souverains, s’en attribuoient la puissance. Ces deux partis opposoient à l’autorité du monarque des obstacles qu’il falloit vaincre. Le moyen le plus doux, & par conséquent le plus sage, étoit d’attirer à la cour ceux qui dans l’éloignement & au milieu des peuples accoûtumés à leur obéir, s’étoient rendus si redoutables. Le prince fit briller les distinctions & les graces ; les grands accoururent en foule ; les gouverneurs furent captivés, leur autorité personnelle s’évanoüit en leur absence, leurs gouvernemens héréditaires devinrent amovibles, & l’on s’assûra de leurs successeurs ; les seigneurs oublierent leurs vassaux, ils en furent oubliés ; leurs domaines furent divisés, aliénés, dégradés insensiblement, & il ne resta plus du gouvernement féodal que des blasons & des ruines.

Ainsi la qualité de grand de la cour n’est plus qu’une foible image de la qualité de grand du royaume. Quelques-uns doivent cette distinction à leur naissance. La plûpart ne la doivent qu’à la volonté du souverain ; car la volonté du souverain fait les grands comme elle fait les nobles, & rend la grandeur ou personnelle, ou héréditaire à son gré. Nous disons personnelle ou héréditaire, pour donner au titre de grand toute l’étendue qu’il peut avoir ; mais on ne doit l’entendre à la rigueur que de la grandeur héréditaire, telle que les princes du sang la tiennent de leur naissance, & les ducs & pairs de la volonté de nos rois. Les premieres places de l’état s’appellent dignités dans l’église & dans la robe, grades dans l’épée, places dans le ministere, charges dans la maison royale ; mais le titre de grand, dans son étroite acception, ne convient qu’aux pairs du royaume.

Cette réduction du gouvernement féodal à une grandeur qui n’en est plus que l’ombre, a dû coûter cher à l’état ; mais à quelque prix qu’on achette l’unité du pouvoir & de l’obéissance, l’avantage de n’être plus en bute au caprice aveugle & tyrannique de l’autorité fiduciaire, le bonheur de vivre sous la tutele inviolable des lois toûjours prêtes à s’armer contre les usurpations, les vexations & les violences ; il est certain que de tels biens ne seront jamais trop payés.