Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 7.djvu/861

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défaut de troupeaux prive les terres de fumier ; & faute d’engrais, elles ne produisent que de petites récoltes, qui ne sont évaluées dans les bonnes années qu’au grain cinq, c’est-à-dire au quintuple de la semence, ou environ trois septiers par arpent, ce qu’on regarde comme un bon produit. Aussi les terres abandonnées à cette culture ingrate sont-elles peu recherchées ; un arpent de terre qui se vend 30 ou 40 liv. dans ces pays-là, vaudroit 2 ou 300 liv. dans des provinces bien cultivées. Ces terres produisent à peine l’intérêt du prix de leur acquisition, sur-tout aux propriétaires absens : si on déduit des revenus d’une terre assujettie à cette petite culture, ce que produiroient les biens occupés pour la nourriture des bœufs ; si on en retranche les intérêts au denier dix des avances pour l’achat des bœufs de labour, qui diminuent de valeur après un nombre d’années de service, on voit qu’effectivement le propre revenu des terres cultivées est au plus du fort au foible de 20 ou 30 sous par arpent. Ainsi, malgré la confusion des produits & les dépenses de cette sorte de culture, le bas prix de l’acquisition de ces terres s’est établi sur des estimations exactes vérifiées par l’intérêt des acquéreurs & des vendeurs.

Voici l’état d’une terre qui produit, année commune, pour la part du propriétaire environ 3000 liv. en blé, semence prélevée, presque tout en froment ; les terres sont bonnes, & portent environ le grain cinq. Il y en a 400 arpens en culture, dont 200 arpens forment la sole de la récolte de chaque année ; & cette récolte est partagée par moitié entre les métayers & le propriétaire. Ces terres sont cultivées par dix charrues tirées chacune par quatre gros bœufs ; les quarante bœufs valent environ 8000 liv. dont l’intérêt mis au denier dix, à cause des risques & de la perte sur la vente de ces bœufs, quand ils sont vieux & maigres, est 800 liv. Les prés produisent 130 charrois de foin qui sont consommés par les bœufs : de plus il y a cent arpens de friches pour leur pâturage ; ainsi il faut rapporter le produit des 3000 liv. en blé pour la part du propriétaire.

À l’intérêt du prix des bœufs 800 1050 liv.
À l’intérêt de 1000 liv. de blé choisi pour le premier fonds de la semence avancée par le propriétaire 50
À 200 liv. de frais particuliers faits par le propriétaire, sans compter les réparations & les appointemens d’un régisseur 200
À 130 charrois de foin, le charroi à 10 liv. 1300 1950 liv.
À 100 arpens de pâtureaux à 15 sous l’arpent 75
Reste pour le produit des 400 arpens de terres cultivées 575
Total 3000 liv.

Ainsi ces quatre cents arpens de bonnes terres ne donnent pas par arpent 1 l. 10 s. de revenu[1] : mais dans le cas dont il sera parlé ci-après, chaque arpent seroit affermé 10 liv. les 400 arpens rapporteroient au propriétaire 4000 liv. au lieu de 575. Aussi ne devra-t-on pas être étonné de la perte énorme qu’on appercevra dans les revenus des terres du royaume.

Les terres médiocres sont d’un si petit revenu, que selon M. Dupré de Saint-Maur (essai sur les monn.), celles de Sologne & du Berry au centre du royaume, ne sont guere loüées que sur le pié de 15 sols

l’arpent, les prés, les terres, & les friches ensemble ; encore faut-il faire une avance considérable de bestiaux qu’on donne aux fermiers, sans retirer que le capital à la fin du bail. « Une grande partie de la Champagne, de la Bretagne, du Maine, du Poitou, des environs de Bayonne, &c. dit le même auteur, ne produisent guerre davantage ».[2]. Le Languedoc est plus cultivé & plus fertile ; mais ces avantages sont peu profitables, parce que le blé qui est souvent retenu dans la province, est sans débit ; & il y a si peu de commerce, que dans plusieurs endroits de cette province, comme dans beaucoup d’autres pays, les ventes & les achats ne s’y font que par troc ou l’échange des denrées mêmes.

Les petites moissons que l’on recueille, & qui la plûpart étant en seigle[3] fournissent peu de fourrages, contribuent peu à la nourriture des bestiaux, & on n’en peut nourrir que par le moyen des paturages ou des terres qu’on laisse en friche : c’est pourquoi on ne les épargne pas. D’ailleurs les métayers, toûjours fort pauvres, employent le plus qu’ils peuvent les bœufs que le propriétaire leur fournit, à faire des charrois à leur profit pour gagner quelque argent, & les propriétaires sont obligés de tolérer cet abus pour se conserver leurs métayers : ceux-ci, qui trouvent plus de profit à faire des charrois qu’à cultiver, négligent beaucoup la culture des terres. Lorsque ces métayers laissent des terres en friche pendant long-tems, & qu’elles se couvrent d’épines & de buissons, elles restent toûjours dans cet état, parce qu’elles coûteroient beaucoup plus que leur valeur à esserter & défricher.

Dans ces provinces, les paysans & manouvriers n’y sont point occupés comme dans les pays de grande culture, par des riches fermiers qui les employent aux travaux de l’agriculture & au gouvernement des bestiaux ; les métayers trop pauvres leur procurent peu de travail. Ces paysans se nourrissent de mauvais pain fait de menus grains qu’ils cultivent eux-mêmes, qui coûtent peu de culture, & qui ne sont d’aucun profit pour l’état.

Le blé a peu de débit faute de consommation dans ces pays ; car lorsque les grandes villes sont suffisamment fournies par les provinces voisines, le blé ne se vend pas dans celles qui en sont éloignées ; on est forcé de le donner à fort bas prix, ou de le garder pour attendre des tems plus favorables pour le débit : cette non valeur ordinaire des blés en fait encore négliger davantage la culture ; la part de la récolte qui est pour le métayer, devient à peine suffisante pour la nourriture de sa famille ; & quand la récolte est mauvaise, il est lui-même dans la disette : il faut alors que le propriétaire y supplée. C’est pourquoi les récoltes qu’on obtient par cette culture ne sont presque d’aucune ressource dans les années de disette, parce que dans les mauvaises années elles suffisent à peine pour la subsistance du propriétaire & du colon. Ainsi la cherté du blé dans les mauvaises années ne dédom-

  1. Il faut même supposer de bonnes années, & que le prix du foin ne passe pas 10 liv. ou que la longueur des hyvers n’en fasse pas consommer par les bœufs une plus grande quantité ; car un peu moins de produit ou un peu plus de dépense, anéantit ce petit revenu.
  2. On peut juger de-là combien est mal fondée l’opinion de ceux qui croyent que la campagne est dépeuplée, parce que les grands propriétaires se sont emparés de toutes les terres, ensorte que les paysans ne peuvent pas en avoir pour cultiver a leur profit : on voit que le fermage des terres est à si bas prix, qu’il leur seroit très-facile d’en affermer autant qu’ils en voudroient ; mais il y a d’autres raisons qui s’y opposent, & que nous examinerons dans la suite : car il faut dissiper des préjugés vulgaires qui voilent des vérités qu’il est intéressant d’approfondir.
  3. Ceux qui sont assujettis à la petite culture, sont peu attachés au fourrage que produit le froment, parce qu’ils en font peu d’usage ; & ils préferent volontiers la culture du seigle, parce qu’il vient plus sûrement dans les terres maigres. D’ailleurs il y a toûjours quelque partie de la sole des terres en emencées qui porte des grains de Mars, que nous confondrons ici avec le blé, pour éviter de petits détails peu utiles. On peut compenser la valeur de ces différens grains par un prix commun un peu plus bas que celui du froment