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noisse. Voyez à quel point il est instruit, & reglez vos conseils sur ce qu’il sait : ne lui parlez point en maître, raisonnez avec votre ami. Quelque confiance qu’il ait en vous, il ne vous dira pas tout ; mais je vous suppose assez de pénétration pour deviner ce qu’il ne vous aura pas dit, & pour lui parler en conséquence : alors les instructions que vous lui donnerez feront d’autant plus d’impression sur lui qu’il vous soupçonnera moins d’avoir vû le besoin qu’il en a.

Voyez tout, mais ayez quelquefois l’air de ne pas voir ; dans d’autres cas, & lorsque le jeune homme s’y attendra le moins, faites lui connoître que rien ne vous échappe.

Faites-lui remarquer dans le petit nombre d’exemples qui viendront à sa connoissance, l’estime & les avantages qui suivent la sagesse & la bonne conduite ; & dans mille exemples frappans, qui malheureusement ne vous manqueront jamais, les dangers du vice & le mépris qui l’accompagne.

Prenez garde qu’il ne lui tombe entre les mains de mauvais livres, craignez sur-tout qu’il ne les lise en secret ; il vaudroit beaucoup mieux qu’il les lût devant vous : si vous lui en surprenez dans le commencement de l’éducation, ôtez-les lui : si cela arrive vers la fin, soyez plus circonspect ; n’allez pas vous compromettre par un zele inconsidéré qui aigriroit le jeune homme & que vous ne pourriez pas soûtenir : vous connoissez son caractere & les circonstances ; reglez-vous sur cela ; n’employez que les motifs que vous sentirez efficaces : attaquez l’ouvrage du côté du style, du raisonnement, & du goût ; parlez-en comme d’une lecture indigne d’un honnête homme, d’un homme poli. Il y a peu de jeunes gens avec qui cette méthode ne réussisse.

Les nœuds de l’autorité doivent se relâcher à mesure que l’éducation s’avance. Si l’on veut qu’un jeune homme use bien de sa liberté, il faut, autant qu’on le peut, lui rendre insensible le passage de la subordination à l’indépendance.

Le jour qu’il joüira de sa liberté, quelque bien né qu’il soit, quelque attachement qu’il ait pour vous, il sera charmé de vous quitter ; mais si vous vous êtes bien conduit, son yvresse ne sera pas longue ; l’estime & l’amitié vous le rameneront : alors l’autorité que vous aurez sur lui sera d’autant plus puissante qu’elle sera de son choix ; vos conseils lui seront d’autant plus utiles qu’il vous les aura demandés : vous ne l’empêcherez pas de tomber dans quelques écarts, mais ils seront moins grands & vous l’aiderez à en revenir. On ôte aux jeunes gens leur gouverneur lorsqu’ils en ont le plus besoin ; c’est un mal sans remede : mais peut-être le gouverneur ne peut-il jamais leur être plus utile, que quand dépouillé de ce titre, on l’a mis à portée de vivre avec eux familierement & comme leur ami.

Les détails sur la matiere qu’on vient de traiter seroient infinis : on s’est borné ici à des vûes très-génerales. Quelques-unes ne sont applicables qu’à l’homme de qualité ; la plûpart peuvent convenir à tous les états : si elles sont justes, c’est à la prudence du gouverneur qui les jugera telles, à en faire l’application & à les modifier convenablement à l’âge, à l’état, au caractere, au tempérament de son éleve. Cet article est de M. Lefebvre.

Gouverneur de la personne d’un prince. Si en général l’éducation des hommes est une chose très-importante, combien doit le paroître davantage l’éducation d’un prince, dont les mœurs donneront leur empreinte à celles de toute une nation, & dont le mérite ou les défauts feront le bonheur ou le malheur d’une infinité d’hommes ?

Il seroit à souhaiter, dans quelque état que ce fût, qu’on pût toûjours choisir pour gouverneur d’un jeune prince un homme aussi distingué par l’étendue de ses

connoissances que par sa probité & ses vertus, & non moins recommandable par la grandeur de ses emplois que par l’éclat de sa naissance ; il en seroit plus capable de faire le bien, & le feroit avec plus d’autorité.

Pour ne pas se jetter sur cette matiere dans de vagues spéculations, le peu qu’on se propose d’en dire sera tiré en partie de l’instruction donnée en 1756 par les états de Suede au gouverneur du prince royal & des princes héréditaires, & en partie de ce qui fut pratiqué dans l’éducation même de l’empereur Charles-Quint, par Guillaume de Croy, seigneur de Chiévre, gouverneur des Pays-Bas & de la personne de ce prince.

Puisque les rois sont hommes avant que d’être rois, il faut commencer par leur inspirer toutes les vertus morales & chrétiennes, également nécessaires à tous les hommes. Pour accoûtumer le jeune prince à regler ses goûts sur la raison, il faut qu’au moins dans son enfance il reconnoisse la subordination. Il ne faut pas que dès qu’il est né tout le monde prenne ses ordres, jusqu’aux personnes préposées à son éducation ; il ne faut pas qu’on applaudisse à ses fantaisies, ni qu’on lui dise, comme font les courtisans, qu’il est un dieu sur la terre ; il faut au contraire lui apprendre que les rois ne sont pas faits d’un autre limon que le reste des hommes ; qu’ils leur sont égaux en foiblesse dès leur entrée dans le monde, égaux en infirmités pendant tout le cours de leur vie ; vils comme eux devant Dieu au jour du jugement, & condamnables comme eux pour leurs vices & pour leurs crimes ; qu’en un mot l’Être suprème n’a point créé le genre humain pour le plaisir particulier de quelques douzaines de familles.

Personne n’est plus mal instruit dans la religion que les rois ; ils la méprisent faute de la connoître, ou l’avilissent par la maniere dont ils la conçoivent : que celle du jeune prince soit éclairée ; qu’on lui apprenne à distinguer ce qu’il doit à Dieu, ce qu’il doit aux ministres de la religion, ce qu’il se doit à soi-même. ce qu’il doit à ses peuples.

On retient les hommes dans leur devoir par le charme des approbations & par la terreur des châtimens ; on ne peut contenir les princes que par la crainte des jugemens divins & du blâme de la postérité. Qu’on tienne donc ces deux objets toûjours présens à leurs yeux, tandis que d’un autre côté on les encouragera par les attraits d’une bonne conscience & d’une gloire sans tache.

Plus on excitera le jeune prince à respecter l’Être suprème, plus il reconnoîtra son propre néant & son égalité avec les autres hommes ; & de-là naîtront pour eux son humanité, sa justice, & toutes les vertus qu’il leur doit.

Beaucoup de rois sont devenus tyrans, non parce qu’ils ont manqué d’un bon cœur, mais parce que l’état des pauvres de leur pays n’est jamais parvenu jusqu’à eux. Qu’un jeune prince fasse souvent des voyages à la campagne ; qu’il entre dans les cabanes des paysans, pour voir par lui-même la situation des pauvres ; & que par-là il apprenne à se persuader que le peuple n’est pas riche, quoique l’abondance regne à la cour ; & que les dépenses superflues de celle-ci diminuent les biens & augmentent la misere du pauvre paysan & de ses enfans affamés : mais que ce spectacle ne soit point de sa part une spéculation stérile. Il ne convient pas qu’un malheureux ait eu le bonheur d’être vû de son prince sans en être soulagé.

Qu’il sache que les rois regnent par les lois, mais qu’ils obéissent aux lois ; qu’il ne leur est pas permis d’enfreindre & de violer les droits de leurs sujets, & qu’ils doivent s’en faire aimer plutôt que s’en faire craindre.

Qu’il connoisse sur-tout le caractere & les mœurs