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ou desagréables au goût, suffisent pour affecter ces personnes délicates, dont le genre nerveux s’émeut facilement.

Voilà les principales questions qu’on fait sur le goût ; on peut resoudre assez bien toutes les autres par les mêmes principes. Il seroit trop long d’entrer dans de plus grands détails ; d’ailleurs le lecteur peut s’instruire à fond dans les ouvrages des Physiciens qui ont approfondi ce sujet ; Bellini, Malpighi, Ruysch, Boerhaave, & M. le Cat. (D. J.)

Goût, (Gramm. Litterat. & Philos.) On a vû dans l’article précédent en quoi consiste le goût au physique. Ce sens, ce don de discerner nos alimens, a produit dans toutes les langues connues, la métaphore qui exprime par le mot goût, le sentiment des beautés & des défauts dans tous les arts : c’est un discernement prompt comme celui de la langue & du palais, & qui prévient comme lui la réflexion ; il est comme lui sensible & voluptueux à l’égard du bon ; il rejette comme lui le mauvais avec soulevement ; il est souvent, comme lui, incertain & égaré, ignorant même si ce qu’on lui présente doit lui plaire, & ayant quelquefois besoin comme lui d’habitude pour se former.

Il ne suffit pas pour le goût, de voir, de connoître la beauté d’un ouvrage ; il faut la sentir, en être touché. Il ne suffit pas de sentir, d’être touché d’une maniere confuse, il faut démêler les différentes nuances ; rien ne doit échapper à la promptitude du discernement ; & c’est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des Arts, avec le goût sensuel : car si le gourmet sent & reconnoît promptement le mélange de deux liqueurs, l’homme de goût, le connoisseur, verra d’un coup-d’œil prompt le mélange de deux styles ; il verra un défaut à côté d’un agrément ; il sera saisi d’enthousiasme à ce vers des Horaces : Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? qu’il mourût. Il sentira un dégoût involontaire au vers suivant : Ou qu’un beau desespoir alors le secourût.

Comme le mauvais goût au physique consiste à n’être flatté que par des assaisonnemens trop piquans & trop recherchés, aussi le mauvais goût dans les Arts est de ne se plaire qu’aux ornemens étudiés, & de ne pas sentir la belle nature.

Le goût dépravé dans les alimens, est de choisir ceux qui dégoûtent les autres hommes ; c’est une espece de maladie. Le goût dépravé dans les Arts est de se plaire à des sujets qui révoltent les esprits bien faits ; de préférer le burlesque au noble, le précieux & l’affecté au beau simple & naturel : c’est une maladie de l’esprit. On se forme le goût des Arts beaucoup plus que le goût sensuel ; car dans le goût physique, quoiqu’on finisse quelquefois par aimer les choses pour lesquelles on avoit d’abord de la répugnance, cependant la nature n’a pas voulu que les hommes en général apprissent à sentir ce qui leur est nécessaire ; mais le goût intellectuel demande plus de tems pour se former. Un jeune homme sensible, mais sans aucune connoissance, ne distingue point d’abord les parties d’un grand chœur de Musique ; ses yeux ne distinguent point d’abord dans un tableau, les dégradations, le clair obscur, la perspective, l’accord des couleurs, la correction du dessein : mais peu-à-peu ses oreilles apprennent à entendre, & ses yeux à voir ; il sera ému à la premiere représentation qu’il verra d’une belle tragédie ; mais il n’y démêlera ni le mérite des unités, ni cet art délicat par lequel aucun personnage n’entre ni ne sort sans raison, ni cet art encore plus grand qui concentre des intérêts divers dans un seul, ni enfin les autres difficultés surmontées. Ce n’est qu’avec de l’habitude & des réflexions qu’il parvient à sentir tout-d’un-coup avec plaisir ce qu’il ne déméloit pas auparavant. Le goût se forme insensiblement dans une nation qui n’en avoit pas,

parce qu’on y prend peu-à-peu l’esprit des bons artistes : on s’accoûtume à voir des tableaux avec les yeux de Lebrun, du Poussin, de Le Sueur ; on entend la déclamation notée des scenes de Quinaut avec l’oreille de Lulli ; & les airs, les symphonies, avec celle de Rameau. On lit les livres avec l’esprit des bons auteurs.

Si toute une nation s’est réunie dans les premiers tems de la culture des Beaux-Arts, à aimer des auteurs pleins de défauts, & méprisés avec le tems, c’est que ces auteurs avoient des beautés naturelles que tout le monde sentoit, & qu’on n’étoit pas encore à portée de déméler leurs imperfections : ainsi Lucilius fut chéri des Romains, avant qu’Horace l’eut fait oublier ; Regnier fut goûté des François avant que Boileau parût : & si des auteurs anciens qui bronchent à chaque page, ont pourtant conservé leur grande réputation, c’est qu’il ne s’est point trouvé d’écrivain pur & châtié chez ces nations, qui leur ait dessillé les yeux, comme il s’est trouvé un Horace chez les Romains, un Boileau chez les François.

On dit qu’il ne faut point disputer des goûts, & on a raison quand il n’est question que du goût sensuel, de la répugnance que l’on a pour une certaine nourriture, de la préférence qu’on donne à une autre ; on n’en dispute point, parce qu’on ne peut corriger un défaut d’organes. Il n’en est pas de même dans les Arts ; comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les discerne, & un mauvais goût qui les ignore ; & on corrige souvent le défaut d’esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des ames froides, des esprits faux, qu’on ne peut ni échauffer ni redresser ; c’est avec eux qu’il ne faut point disputer des goûts, parce qu’ils n’en ont aucun.

Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui n’est pas au rang des Beaux-Arts : alors il mérite plûtôt le nom de fantaisie. C’est la fantaisie, plûtôt que le goût, qui produit tant de modes nouvelles.

Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive d’ordinaire après les siecles de perfection. Les artistes craignant d’être imitateurs, cherchent des routes écartées ; ils s’éloignent de la belle nature que leurs prédécesseurs ont saisie : il y a du mérite dans leurs efforts ; ce mérite couvre leurs défauts, le public amoureux des nouveautés, court après eux ; il s’en dégoûte bien-tôt, & il en paroît d’autres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils s’éloignent de la nature encore plus que les premiers : le goût se perd, on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il en est, & il regrette en vain le siecle du bon goût qui ne peut plus revenir ; c’est un dépôt que quelques bons esprits conservent alors loin de la foule.

Il est de vastes pays où le goût n’est jamais parvenu ; ce sont ceux où la société ne s’est point perfectionnée, où les hommes & les femmes ne se rassemblent point, où certains arts, comme la Sculpture, la Peinture des êtres animés, sont défendus par la religion. Quand il y a peu de société, l’esprit est retréci, sa pointe s’émousse, il n’a pas dequoi se former le goût. Quand plusieurs Beaux-Arts manquent, les autres ont rarement dequoi se soûtenir, parce que tous se tiennent par la main, & dépendent les uns des autres. C’est une des raisons pourquoi les Asiatiques n’ont jamais eu d’ouvrages bien faits presque en aucun genre, & que le goût n’a été le partage que de quelques peuples de l’Europe. Article de M. de Voltaire.

Nous joindrons à cet excellent article, le fragment sur le goût, que M. le président de Montesquieu destinoit à l’Encyclopédie, comme nous l’avons dit à la fin de son