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« Savez-vous, dit Pline à Trajan, où réside la gloire véritable, la gloire immortelle d’un souverain ? Les arcs de triomphe, les statues, les temples même & les autels, sont démolis par le tems ; l’oubli les efface de la terre : mais la gloire d’un héros, qui supérieur à sa puissance illimitée, sait la dompter & y mettre un frein, cette gloire inaltérable fleurira même en vieillissant.

En quoi ressembloit à Hercule ce jeune insensé qui prétendoit suivre ses traces, dit Seneque en parlant d’Alexandre, lui qui cherchoit la gloire sans en connoître ni la nature ni les limites, & qui n’avoit pour vertu qu’une heureuse témérité ? Hercule ne vainquit jamais pour lui-même ; il traversa le monde pour le venger, & non pour l’envahir. Qu’avoit-il besoin de conquêtes, ce héros, l’ennemi des méchans, le vengeur des bons, le pacificateur de la terre & des mers ? Mais Alexandre, enclin dès l’enfance à la rapine, fut le desolateur des nations, le fléau de ses amis & de ses ennemis. Il faisoit consister le souverain bien à se rendre redoutable à tous les hommes ; il oublioit que cet avantage lui étoit commun non-seulement avec les plus féroces, mais encore avec les plus lâches & les plus vils des animaux qui se font craindre par leur venin ».

C’est ainsi que les hommes nés pour instruire & pour juger les autres hommes, devroient leur présenter sans cesse en opposition la valeur protectrice & la valeur destructive, pour leur apprendre à distinguer le culte de l’amour de celui de la crainte, qu’ils confondent le plus souvent.

Il suffit, direz-vous, à l’ambitieux d’être craint ; la crainte lui tient lieu d’amour : il domine, ses vœux sont remplis. Mais l’ambitieux livré à lui-même, n’est plus qu’un homme foible & timide. Persuadez à ceux qui le servent qu’ils se perdent en le servant ; que ses ennemis sont leurs freres, & qu’il est leur bourreau commun. Rendez-le odieux à ceux-mêmes qui le rendent redoutable, que devient alors cet homme prodigieux devant qui tout devoit trembler ? Tamerlan, l’effroi de l’Asie, n’en sera plus que la fable ; quatre hommes suffisent pour l’enchaîner comme un furieux, pour le châtier comme un enfant. C’est à quoi seroit réduite la force & la gloire des conquérans, si l’on arrachoit au peuple le bandeau de l’illusion & les entraves de la crainte.

Quelques-uns se sont crûs fort sages en mettant dans la balance, pour apprécier la gloire d’un vainqueur, ce qu’il devoit au hasard & à ses troupes, avec ce qu’il ne devoit qu’à lui seul. Il s’agit bien là de partager la gloire ! C’est la honte qu’il faut répandre, c’est l’horreur qu’il faut inspirer. Celui qui épouvante la terre, est pour elle un dieu infernal ou céleste ; on l’adorera si on ne l’abhorre : la superstition ne connoît point de milieu.

Ce n’est pas lui qui a vaincu, direz-vous d’un conquérant : non, mais c’est lui qui a fait vaincre. N’est-ce rien que d’inspirer à une multitude d’hommes la résolution de combattre, de vaincre ou de mourir sous ses drapeaux ? Cet ascendant sur les esprits suffiroit lui seul à sa gloire. Ne cherchez donc pas à détruire le merveilleux des conquêtes, mais rendez ce merveilleux aussi détestable qu’il est funeste : c’est par-là qu’il faut l’avilir.

Que la force & l’élévation d’une ame bienfaisante & généreuse, que l’activité d’un esprit supérieur, appliquée au bonheur du monde, soient les objets de vos hommages ; & de la même main qui élevera des autels au desintéressement, à la bonté, à l’humanité, à la clémence, que l’orgueil, l’ambition, la vengeance, la cupidité, la fureur, soient traînés au tribunal redoutable de l’incorruptible postérité : c’est alors que vous serez les Némésis de votre siecle, les Rhadamantes des vivans.

Si les vivans vous intimident, qu’avez-vous à craindre des morts ? vous ne leur devez que l’éloge du bien ; le blâme du mal, vous le devez à la terre : l’opprobre attaché à leur nom réjaillira sur leurs imitateurs. Ceux-ci trembleront de subir à leur tour l’arrêt qui flétrit leurs modeles ; ils se verront dans l’avenir ; ils frémiront de leur mémoire.

Mais à l’égard des vivans mêmes, quel parti doit prendre l’homme de Lettres, à la vûe des succès injustes & des crimes heureux ? S’élever contre, s’il en a la liberté & le courage ; se taire, s’il ne peut ou s’il n’ose rien de plus.

Ce silence universel des gens de Lettres seroit lui-même un jugement terrible, si l’on étoit accoûtumé à les voir se réunir pour rendre un témoignage éclatant aux actions vraiment glorieuses. Que l’on suppose ce concert unanime, tel qu’il devroit être ; tous les Poëtes, tous les Historiens, tous les Orateurs se répondant des extrémités du monde, & prêtant à la renommée d’un bon roi, d’un héros bienfaisant, d’un vainqueur pacifique, des voix éloquentes, & sublimes pour répandre son nom & sa gloire dans l’univers ; que tout homme qui par ses talens & ses vertus aura bien mérité de sa patrie & de l’humanité, soit porté comme en triomphe dans les écrits de ses contemporains ; qu’il paroisse alors un homme injuste, violent, ambitieux, quelque puissant, quelqu’heureux qu’il soit, les organes de la gloire seront muets ; la terre entendra ce silence ; le tyran l’entendra lui-même, & il en sera confondu. Je suis condamné, dira-t-il, & pour graver ma honte en airain on n’attend plus que ma ruine.

Quel respect n’imprimeroient pas le pinceau de la Poésie, le burin de l’Histoire, la foudre de l’Éloquence, dans des mains équitables & pures ? Le crayon foible, mais hardi, de l’Arétin, faisoit trembler les empereurs.

La fausse gloire des conquérans n’est pas la seule qu’il faudroit convertir en opprobre ; mais les principes qui la condamnent s’appliquent naturellement à tout ce qui lui ressemble, & les bornes qui nous sont prescrites ne nous permettent que de donner à réfléchir sur les objets que nous parcourons.

La vraie gloire a pour objets l’utile, l’honnête & le juste ; & c’est la seule qui soûtienne les regards de la vérité : ce qu’elle a de merveilleux, consiste dans des efforts de talent ou de vertu dirigés au bonheur des hommes.

Nous avons observé qu’il sembloit y avoir une sorte de gloire accordée au merveilleux agréable ; mais ce n’est qu’une participation à la gloire attachée au merveilleux utile : telle est la gloire des beaux Arts.

Les beaux Arts ont leur merveilleux : ce merveilleux a fait leur gloire. Le pouvoir de l’Eloquence, le prestige de la Poésie, le charme de la Musique, l’illusion de la Peinture, &c. ont dû paroître des prodiges, dans les tems sur-tout où l’Eloquence changeoit la face des états, où la Musique & la Poésie civilisoient les hommes, où la Sculpture & la Peinture imprimoient à la terre le respect & l’adoration.

Ces effets merveilleux des Arts ont été nus au rang de ce que les hommes avoient produit de plus étonnant & de plus utile ; & l’éclatante célébrité qu’ils ont eue, a formé l’une des especes comprises sous le nom générique de gloire, soit que les hommes ayent compté leurs plaisirs au nombre de plus grands biens, & les Arts qui les causoient, au nombre des dons les plus précieux que le Ciel eut faits à la terre ; soit qu’ils n’ayent jamais crû pouvoir trop honorer ce qui avoit contribué à les rendre moins barbares ; & que les Arts considérés comme compagnons des vertus, ayent été jugés dignes d’en partager le triomphe, après en avoir secondé les travaux.