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perte, qu’il avoit coûtume, sitôt qu’il l’appercevoit, de présenter la gorge pour recevoir le coup mortel. Après qu’il étoit expiré, on retiroit son corps de dessus l’arene, afin de cacher cet objet défiguré à la vûe des spectateurs.

Tout gladiateur qui avoit servi trois ans dans l’arene, avoit son congé de droit ; & même sans attendre ces trois ans, lorsqu’il donnoit en quelque occasion des marques extraordinaires de son adresse & de son courage, le peuple lui faisoit donner ce congé sur le champ. En attendant, la récompense qu’on accordoit aux gladiateurs victorieux, étoient une palme, une somme d’argent, un prix quelquefois considérable, & l’empereur Antonin confirma tous ces usages. Mais comme il arrivoit aux maîtres d’escrime qui trafiquoient de gladiateurs, pour augmenter leur gain, de faire encore combattre dans d’autres spectacles ceux qui avoient déjà triomphé, à-moins que le peuple ne leur eût accordé l’exemption qu’on appelloit en latin missio, Auguste ordonna pour réprimer cet abus des lanistes, qu’on ne feroit plus combattre les gladiateurs, sans accorder à ceux qui seroient victorieux un congé absolu, pour ne plus combattre s’ils ne le vouloient pas. Cependant pour obtenir l’affranchissement il falloit au commencement qu’ils eussent été plusieurs fois vainqueurs ; dans la suite il devint ordinaire, en leur accordant l’exemption, de leur donner aussi l’affranchissement.

Cet affranchissement qui tiroit les gladiateurs de l’état de servitude, qui de plus leur permettoit de tester, mais qui ne leur procuroit pas la qualité de citoyen ; cet affranchissement, dis-je, se faisoit par le préteur, en leur mettant à la main un bâton noüeux comme un bâton d’épine, le même qui servoit d’arme courtoise, & qu’on nommoit rudis. Ceux qui avoient obtenu ce bâton, étoient appellés rudiaires, rudiarii. On joignoit encore quelquefois à l’affranchissement une récompense purement honoraire, pour témoignage de la bravoure du gladiateur ; c’étoit une guirlande ou espece de couronne de fleurs entortillée de rubans de laine, qu’on nommoit lemnisci, qu’il mettoit sur la tête, & dont les bouts de ruban pendoient sur les épaules : de-là vient qu’on appelloit lemniscati ceux qui portoient cette marque de distinction.

Quoique ces gens-là fussent libres, qu’on ne pût plus les obliger à combattre, & qu’ils fussent distingués de leurs camarades par le bâton & le bonnet couronné, néanmoins on en voyoit tous les jours qui pour de l’argent retournoient dans l’arene, & s’exposoient aux mêmes dangers dont ils étoient sortis vainqueurs ; leur fureur pour les combats de l’arene égaloit la passion que le peuple y portoit.

Quand on recevoit des gladiateurs dans la troupe, la cérémonie s’en faisoit dans le temple d’Hercule ; & quand après avoir obtenu l’exemption, la liberté & le bâton, ils quittoient pour toûjours la profession de gladiateur, ils alloient offrir leurs armes au fils de Jupiter & d’Alcmene, comme à leur dieu tutélaire, & les attachoient à la porte de son temple. C’est pour cela qu’encore aujourd’hui on met pour enseigne aux salles d’armes, un bras armé d’un fleuret.

On employa souvent des gladiateurs dans les troupes ; on le pratiqua dans les guerres civiles de la république & du triumvirat, & l’on continua cette pratique sous le regne des empereurs. Othon allant combattre Vitellius, enrôla deux mille gladiateurs dans son armée : on en entretenoit toûjours à ce dessein un grand nombre aux dépens du fisc. Sous Gordien III. on en comptoit jusqu’à mille paires : Marc-Aurele les emmena tous dans la guerre contre les Marcomans ; & le peuple romain les vit partir avec douleur, craignant que l’empereur ne lui donnât plus des jeux qui lui étoient si chers.

Il y avoit déjà si long-tems qu’on voyoit ce peuple en faire ses délices, qu’il fut défendu sous la république, par la loi tullienne, à tout citoyen qui briguoit les magistratures, de donner aucun spectacle de gladiateurs au peuple, de peur que ceux qui employeroient ce moyen, ne gagnassent sa bienveillance & ses suffrages, au préjudice des autres postulans.

Mais l’inclination de plusieurs empereurs pour ces jeux sanguinaires, perdit l’état en en multipliant l’usage. Néron, au rapport de Suétone, fit paroître dans ces tragiques scenes des chevaliers & des sénateurs romains en grand nombre, qu’il obligea de se battre les uns contre les autres, ou contre des bêtes sauvages : Dion assûre qu’il se trouva même des gens assez infames dans ces deux ordres, pour s’offrir à combattre sur l’arene comme les gladiateurs, par une honteuse complaisance pour le prince. L’empereur Commode fit plus, il exerça lui-même la gladiature contre des bêtes féroces.

C’est dans ce tems-là que cette fureur devint tellement à la mode, qu’on vit aussi les dames romaines exercer volontairement cette indigne métier, & combattre dans l’amphithéatre les unes contre les autres, se glorifiant d’y faire paroître leur adresse & leur intrépidité : nec virorum modo pugnas, sed & feminarum

Enfin, après l’établissement de la religion chrétienne & le transport de l’empire à Byzance, de nouveaux changemens dans les usages commencerent à renaître ; des mœurs plus douces semblerent vouloir succéder. Je serois charmé d’ajoûter, avec la foule des écrivains, que Constantin abolit les combats de gladiateurs en Orient ; mais je trouve seulement qu’il défendit d’y employer ceux qui étoient condamnés pour leurs forfaits, ordonnant au préfet du prétoire de les envoyer plûtôt travailler aux mines : son ordonnance est datée du premier Octobre 325, à Béryle en Phénicie. Les empereurs Honorius & Arcadius tenterent de faire perdre l’usage de ces jeux en Occident ; mais ces affreux divertissemens ne finirent en réalité qu’avec l’empire romain, lorsqu’il s’affaissa tout-à-coup par l’invasion de Théodoric roi des Goths, vers l’an 500 de Jesus-Christ.

Ce n’est pas toutefois la durée de ces jeux qui doit surprendre davantage, ce sont les recherches fines & barbares auxquelles on les porta pendant tant de siecles, qui semblent incroyables. Non-seulement on rafina sur l’art d’instruire les gladiateurs, de les former, d’animer leur courage, de les faire expirer, pour ainsi dire, de bonne grace ; on rafina même sur les instrumens meurtriers que ces malheureux devoient mettre en œuvre pour s’entre-tuer. Ce n’étoit point au hasard qu’on faisoit battre le gladiateur thrace contre le sécuteur, ou qu’on armoit le rétiaire d’une façon, & le myrmillon d’une autre ; on cherchoit entre les armes offensives & défensives de ces quadrilles, une combinaison qui rendît leurs combats plus tardifs & plus affreux. En diversifiant leurs armes, on se proposoit de diversifier le genre de leur mort ; on les nourrissoit même avec des pâtes d’orge & des alimens propres à les entretenir dans l’embonpoint, afin que le sang s’écoulât plus lentement par les blessures qu’ils recevoient, & que les spectateurs pussent joüir aussi plus long-tems de leur agonie.

Qu’on ne pense point que ces spectateurs fussent la lie du peuple, tous les ordres les plus distingués de l’empire assistoient à ces cruels amusemens ; les vestales elles-mêmes ne manquoient pas de s’y trouver : elles y étoient placées avec éclat au premier degré de l’amphithéatre. Il est bon de lire le tableau poétique que Prudence fait de cette pudeur qui colorant leur front, se plaisoit dans le mouvement de l’arene ; de ces regards sacrés avides de blessures ;