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certaine apparence d’ordre, on arrange même dans des partitions inexactes : la verité se fera jour plûtôt à-travers de cette petite méprise, qu’à-travers de la confusion ; le tems & les recherches rectifieront l’une, au lieu qu’ils augmenteroient l’autre.

Il faut même avoüer que ces partitions générales, quoiqu’imparfaites, seroient plus convenables à notre travail présent, qui est de recueillir pour l’usage de la postérité, & plus assorties à nos connoissances bornées & imparfaites sur certains sujets compliqués qui n’ont encore reçû que la premiere ébauche, que ces vûes tronquées auxquelles l’imagination donne la forme & l’apparence d’une théorie. Ces tables seroient comme les archives des découvertes, & le depôt de nos connoissances acquises, ouvert à tous ceux qui se sentiroient du zele & des talens pour l’enrichir de nouveau. Les observateurs y parcourroient d’un seul coup d’œil & sous une précision lumineuse, ce que nous délayons quelquefois dans une confusion d’idées étrangeres & bizarres, au milieu desquelles la plus grande sagacité les démêle avec peine.

Cette premiere opération offriroit de très-grandes facilités à la seconde : en contemplant les faits simplifiés, classifiés avec un certain ordre, on est plus en état de saisir leurs correspondances mutuelles & ce qui peut les unir dans la nature ; cette distribution n’auroit pas lieu seulement pour les observations que nous aurions recueillies des autres, mais aussi pour celles que nous aurions faites par nous-mêmes.

Ainsi nous tirerions de très-grands avantages de cette classification des phenomenes, pour saisir leurs rapports : mais il faut convenir que lorsque nous nous serons familiarisés avec les objets eux-mêmes, & que nous aurons acquis l’habitude de les voir avec intelligence, ils formeront dans notre esprit de ces impressions durables, & s’annonceront à nous avec ces caracteres de correspondance qui sont le fondement de l’analogie. Nous nous éleverons insensiblement à des vûes plus générales par lesquelles nous embrasserons à-la-fois plusieurs objets : nous saisirons l’ordre naturel des faits ; nous lierons les phenomenes ; & nous parcourrons d’un seul coup-d’œil une suite d’observations analogues, dont l’enchaînement se perpétuera sans effort.

Mais une premiere condition pour parvenir à ce point de vûe, est d’avoir scrupuleusement observé chaque objet comparé ; autrement on ne peut bien saisir les justes limites des rapports qui peuvent les réunir. Si nous avons été exacts à démêler ce qui pouvoit rapprocher un fait d’un autre, & à découvrir ce qui dans les phénomenes annonçoit une tendance marquée à la correspondance d’organisation, dès-lors les analogies se présenteront à notre esprit d’elles-mêmes.

On se laisse souvent séduire dans le cours de ses observations, ou bien par négligence, ou bien par une prévention de système ; en conséquence on a la présomption de voir au-delà de ce que la nature nous montre, ou bien l’on craint d’appercevoir tout ce qu’elle peut nous découvrir. D’après cette illusion, on imagine de la ressemblance entre les objets les plus dissemblables, de la régularité & de l’ordre au milieu de la confusion.

Dans toutes ces opérations, le grand art n’est pas de suppléer aux faits, mais d’en combiner les détails connus ; d’imaginer des circonstances, mais de savoir les découvrir. En effet, à-mesure qu’on étudie de plus en plus la nature, son méchanisme, son art, ses ressources, la multiplicité de ses moyens dans l’exécution, ses desordres mêmes apparens, tout nous étonne, tout nous surprend ; tout enfin nous inspire cette défiance & cette circonspection qui mo-

derent ce penchant indiscret de nous livrer à nos premieres

vues, ou de suivre nos premieres impressions.

Afin de ne rien brusquer, il sera donc très-prudent de ne nous attacher qu’aux rapports les plus immédiats, & de nous servir de ceux qui ont été apperçûs & vérifiés exactement, pour nous élever à d’autres. Pour cela nous rangeons par ordre nos observations, & nous en faisons de nouvelles lorsque les rapports intermédiaires nous manquent. Nous avons l’attention de ne pas lier des faits sans avoir parcouru tous ceux qui occupent l’intervalle, par une induction dont la nature elle-même aura conduit la chaîne. Bien-loin de surcharger de circonstances merveilleuses ou étrangeres les objets compliqués, nous les décomposerons par une espece d’analyse, afin de nous borner à la comparaison des parties ; & à-mesure que nous avancerons dans ce travail, nous recomposerons de nouveau toutes les parties & leurs rapports, pour jouir de l’effet du tout ensemble.

Ainsi nous nous attacherons d’abord aux analogies des formes extérieures, ensuite à celles des masses ou des configurations interieures ; enfin nous discuterons celles des circonstances. J’ai suivi les contours de deux montagnes qui courent parallelement ; j’ai remarqué la correspondance de leurs angles saillans & sentrans ; je penetre dans leur masse, & je découvre avec surprise que les couches qui par leur addition forment la solidité de ces avance angulaires, sont assujetties à la même régularité que les couches extérieures. Je conclus la même analogie de régularité par rapport aux directions extérieures & mutuelles des chaînes, & par rapport à l’organisation correspondante des masses. Je vais plus loin : je dis que la forme extérieure des montagnes prise absolument, a un rapport marqué de dépendance avec la disposition des lits qui entrent dans leur structure intérieure. Je pousserai même mes analogies sur la nature des substances, leurs hauteurs correspondantes, & j’observerai, comme une circonstance très-remarquable, que les angles sont plus fréquens & plus aigus dans les vallons profonds & resserrés, &c.

Un point important sur lequel j’insisterai, sera de ne point perdre de vûe, ni de dissimuler les différences les plus remarquables, ou les exceptions les plus legeres qui s’offriront à mes regards dans le cours des rapports que j’aurai lieu de saisir & d’indiquer. Les rapports que j’établirai en conséquence de cette attention, seront moins vagues ; & d’après ce plan je serai même en état d’établir de nouveaux rapports & des combinaisons lumineuses entre ces variétés, lorsqu’elles s’annonceront avec les caracteres décisifs d’une ressemblance marquée. Par ce moyen je ne me permettrai aucune espece de supposition ; & bien-loin d’être tenté d’étendre des rapports au-delà de ce que les faits me présentent, dans le cas où une exception me paroîtroit figurer mal, l’espoir que j’aurai de l’employer un jour avec succès, me déterminera à ne la pas dissimuler ou négliger, comme j’aurois été tenté de le faire, si je l’eusse regardée comme inutile. Cette exception me donnant lieu d’en former une nouvelle classe de variétés assujetties à des effets réguliers, mon observation n’aura-t-elle pas été plus avantageuse pour le progrès de la Géographie physique, que si j’eusse, à l’aide d’une illusion assez facile, supposé des régularités uniformes ?

Ce n’est qu’avec ces précautions qu’on pourra recueillir une suite bien liée de faits analogues, & qu’on en formera un ensemble dans lequel l’esprit contemplera sans peine un ordre méthodique d’idées claires & de rapports féconds.

Principes de la généralisation des rapports. C’est alors que les principaux faits bien déterminés, décrits avec exactitude, combinés avec sagacité, sont pour nous une source de lumiere qui guide les ob-