te, c’est être foible : mais s’en écarter avec confiance, & dans la ferme persuasion qu’on la suit, voilà, ce me semble, ce qu’on appelle être fou. Tels sont du moins ces malheureux qu’on enferme, & qui peut-être ne different du reste des hommes, que parce que leurs folies sont d’une espece moins commune, & qu’elles n’entrent pas dans l’ordre de la société.
Mais puisque la folie n’est qu’une privation, pour en acquérir des idées plus distinctes, tâchons de connoître son contraire. Qu’est-ce que la raison ? Ce qu’on appelle ainsi, au-moins dans un sens contraire à la folie, n’est autre chose en général que la connoissance du vrai ; non de ce vrai que l’auteur de la nature a réservé pour lui seul, qu’il a mis loin de la portée de notre esprit, ou dont la connoissance exige des combinaisons multipliées ; mais de ce vrai sensible, de ce vrai qui est à la portée de tous les hommes, & qu’ils ont la faculté de connoître, parce qu’il leur est nécessaire, soit pour la conservation de leur être, soit pour leur bonheur particulier, soit pour le bien général de la société.
Le vrai est physique ou moral : le vrai physique consiste dans le juste rapport de nos sensations avec les objets physiques, ce qui arrive quand ces objets nous affectent de la même maniere que le reste des hommes : par exemple, c’est une folie que d’entendre les concerts des anges comme certains enthousiastes, ou de voir, comme dom Quichotte, des géans au lieu de moulins à vent, & l’armée d’Alifanfaron, au lieu d’un troupeau de moutons.
Le vrai moral consiste dans la justesse des rapports que nous voyons, soit entre les objets moraux, soit entre ces objets & nous. Il résulte de-là que toute erreur qui nous entraîne est folie. Ce sont donc de véritables folies que tous les travers de notre esprit, toutes les illusions de l’amour propre, & toutes nos passions, quand elles sont portées jusqu’à l’aveuglement ; car l’aveuglement est le caractere distinctif de la folie. Qu’un homme commette une action criminelle, avec connoissance de cause, c’est un scélérat ; qu’il la commette, persuadé qu’elle est juste, c’est un fou. Ce qu’on appelle dans la société dire ou faire des folies, ce n’est pas être fou, car on les donne pour ce qu’elles sont. C’est peut-être sagesse, si l’on veut faire attention à la foiblesse de notre nature. Quelque haut que nous fassions sonner les avantages de notre raison, il est aisé de voir qu’elle est pour nous un fardeau pénible, & que, pour en soulager notre ame, nous avons besoin de tems-en-tems au moins de l’apparence de la folie.
La folie paroît venir quelquefois de l’altération de l’ame qui se communique aux organes du corps, quelquefois du dérangement les organes du corps qui influe sur les opérations de l’ame ; c’est ce qu’il est fort difficile de démêler. Quelle qu’en soit la cause, les effets sont les mêmes.
Suivant la définition que j’ai donnée de la folie physique & morale, il y a mille gens dans le monde, dont les folies sont vraiment physiques, & beaucoup dans les maisons de force qui n’ont que des folies morales. N’est-ce pas, par exemple, une folie physique que celle du malade imaginaire ?
Tout excès est folie, même dans les choses loüables. L’amitié, le desintéressement, l’amour de la gloire, sont des sentimens loüables, mais la raison doit y mettre des bornes ; c’est une folie que d’y sacrifier sans nécessité sa réputation, sa fortune, & son bonheur.
Quelquefois néanmoins cet excès est vertu, quand il part d’un principe de devoir généralement reconnu. C’est qu’alors l’excès n’est pas réel ; car si le principe est tel qu’il ne soit pas permis de s’en écarter, il ne peut plus y avoir d’excès. En retournant à
Carthage, Régulus fut un homme vertueux, il ne fut pas un fou.
Quelquefois aussi on regarde comme vertu un excès réel, quand il tient à un motif louable : c’est qu’alors on ne fait attention qu’au motif, & au petit nombre de gens capables de si beaux excès.
Souvent l’excès est relatif soit à l’âge, soit à l’état, soit à la fortune. Ce qui est folie dans un vieillard ne l’est pas dans un jeune homme ; ce qui est folie dans un état médiocre & avec une fortune bornée, ne l’est pas dans un rang élevé ou avec une grande fortune.
Il y a des choses où la raison ne se trouve que dans un juste milieu, les deux extrèmes sont également folie ; il y a de la folie à tout condamner comme à tout approuver, c’est un fou que le dissipateur qui donne tout à ses fantaisies, comme l’avare qui refuse tout à ses besoins ; & le sybarite plongé dans les voluptés n’est pas plus sensé que l’hypocondriaque, dont l’ame est fermée à tout sentiment de plaisir ; il n’y a de vrais biens sur la terre que la santé, la liberté, la modération des desirs, la bonne conscience. C’est donc une folie du premier ordre que de sacrifier volontairement de si grands biens.
Parmi nos folies il y en a de tristes, comme la mélancolie ; d’impétueuses, comme la colere & l’humeur ; de douloureuses, comme la vengeance qui a toûjours devant les yeux un outrage imaginaire ou réel, & l’envie, pour qui tous les succès d’autrui sont un tourment.
Il y a des fous gais ; tels sont en général les jeunes gens : tout les intéresse, parce que tout leur est inconnu ; tous leurs sentimens sont excessifs, parce que leur ame est toute neuve ; un rien les met au desespoir, mais un rien les transporte de joie ; ils manquent souvent de l’aisance & de la liberté, mais ils possedent un bien préférable à ceux-là : ils sont gais. Folie aimable, & qu’on peut appeller heureuse, puisque les plaisirs l’emportent sur les peines ; folie qui passe trop vîte, qu’on regrette dans un âge plus avancé, & dont rien ne dédommage.
Il est des folies satisfaisantes, sans être gaies ; telle est celle de beaucoup de gens à talens, sur-tout à petits talens. Ils attachent d’autant plus d’importance à leur art, que dans la réalité il en a moins. Mais cette folie flate leur amour-propre ; elle a encore pour eux un autre avantage ; ils auroient peut-être été médiocres dans leur état, elle les y rend supérieurs, elle a même quelquefois reculé les limites de l’art.
Il est enfin des folies auxquelles on seroit tenté de porter envie. De cette espece est celle d’un petit bourgeois, qui, par son travail & par son économie, s’étant acquis une aisance au-dessus de son état, en a conçu pour lui-même la plus sincere vénération. Ce sentiment éclate en lui dans son air, dans ses manieres, dans ses discours. Au milieu de ses amis il aime à faire le dénombrement de ce qu’il possede. Il leur raconte cent fois, mais avec une satisfaction toûjours nouvelle, les détails les moins intéressans de sa vie & de sa fortune. Dans l’intérieur de sa maison il ne parle que par sentences ; il se regarde comme un oracle, & est regardé comme tel par sa femme, par ses enfans, & par les gens qui le servent. Cet homme-là assûrément est fou, car ni sa petite fortune, ni le petit mérite qui la lui a procurée, ne sont dignes de l’admiration & du respect qu’ils lui inspirent ; mais cette folie ne fait tort à personne, elle amuse le philosophe qui en est spectateur ; & pour celui qui la possede, elle est un vrai thrésor, puisqu’elle fait son bonheur.
Que si quelques uns de ces fous paroissoient pour la premiere fois chez une nation qui n’eût jamais connu que la raison, il est vraissemblable qu’on les