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jarrets un peu pliés, peut se redresser, quoique chargé d’un poids de 152 livres. Les muscles des jambes & des cuisses élevent donc un poids de 290 liv. mais seulement de deux ou trois pouces. M. Desaguliers trouve cette estimation fautive & trop médiocre, puisqu’il est ordinaire de voir des porte-faix monter un escalier, ayant un fardeau de 250 livres. Ils ne peuvent le descendre à la vérité étant chargés d’un aussi grand poids. La livre averdupois des Anglois est entre un onzieme & un douzieme moindre que la nôtre. Dans un homme chargé qui marche, le centre de gravité de son corps & du fardeau réunis, décrit un arc de cercle, qui a pour centre le pié immobile ; & la jambe mobile qui pousse en avant ce centre de gravité, décrit aussi un arc de cercle de même étendue. M. de Fontenelle (Hist. de la même année, pag. 97.) a très-bien remarqué, que plus cet arc est grand par rapport au sinus verse de sa moitié, plus la force mouvante a d’avantage à cause de sa vîtesse & du peu d’élévation du poids. C’est ce qui a fait penser à M. de la Hire, qu’un homme chargé de 150 liv. ne pourroit monter un escalier dont les marches seroient de cinq pouces, comme elles sont ordinairement ; ce qu’on a déjà vû être contraire à l’observation de M. Desaguliers.

Si un homme qui pese 140 livres saisit un point fixe placé sur sa tête, il peut par l’effort des muscles des bras & des épaules, élever tout son corps, & même un poids de 20 livres, dont il seroit chargé. Suspendu alors à une corde, qui passant sur une poulie soûtient par son autre extrémité un poids de 160 livres, il fait équilibre avec ce poids, & le surmonte, si l’on augmente un peu son fardeau de 20 livres.

Ce même homme prenant avec les mains un poids de 100 livres, placé entre ses jambes, l’éleve en se redressant. Comme les muscles des lombes soûtiennent la moitié supérieure de son corps, on peut évaluer leur effort à 170 liv. Mais M. Desaguliers assûre que les travailleurs en général élevent avec leurs mains un poids de 150, & quelquefois de 200 liv.

Un homme, le corps panché & les genoux pliés, ne pourra lever de terre un poids de 160 liv. que ses bras soûtiennent d’ailleurs ; les muscles des jambes & des cuisses devroient alors soûtenir le poids de 160 liv. & celui de tout le corps. Or ils ne le peuvent pas, suivant M. de la Hire, parce que dans cette disposition de tout le corps, la force se distribue par la distribution des esprits dans toutes les parties. Cette raison n’éclaire pas l’esprit ; il semble que pour se former une idée plus nette des résistances immenses que la nature auroit à surmonter dans cette situation, il faut rappeller les propositions de Borelli sur une suite d’articulations fléchies. Je me contenterai de citer la proposition 54, I. part. du traité de motu animal. où Borelli prouve que dans un portefaix panché en-avant, qui auroit les jarrets pliés & qui s’appuyeroit sur la pointe d’un pié (ce qui est leur attitude ordinaire en marchant) ; l’effort combiné de tous les muscles qui concourent à soûtenir son fardeau, feroit cinquante fois plus grand que ce fardeau. Voyez l’article Mouvement des Animaux.

M. de la Hire avoit vû à Venise un homme jeune & foible, qui soûtenoit un âne en l’air par un moyen singulier. Ses cheveux étoient liés de côté & d’autre par des cordelettes, auxquelles on attachoit par des crochets les deux extrémités d’une sangle large qui passoit par-dessous le ventre de cet âne. Monté sur une petite table, il se baissoit pendant qu’on attachoit les crochets à la sangle ; il se redressoit ensuite & élevoit l’âne en appuyant ses mains sur ses genoux. Il élevoit de même des fardeaux qui paroissoient plus pesans, & il disoit qu’il y trouvoit moins

de peine, à cause que l’âne se débattoit en perdant terre.

M. de la Hire a considéré dans ce jeune homme la grande force des muscles des épaules & des lombes. M. Desaguliers prétend, avec beaucoup de vraissemblance, que les muscles des lombes sont incapables d’un pareil effort ; il aime mieux avoir recours à la force des extenseurs des jambes, qu’il dit être six fois plus considérable. Il assûre que ce jeune homme avoit le corps droit & les genoux pliés ; de sorte qu’il mettoit les tresses de ses cheveux dans le même plan que les têtes des os des cuisses, & les chevilles. La ligne de direction du corps & de tout le poids passoit ainsi entre les plus fortes parties des piés, qui supportoient la machine ; alors il se relevoit sans changer la ligne de direction. La raison pour laquelle l’âne en se débattant, rendoit le fardeau plus incommode, c’est qu’il faisoit vaciller la ligne de direction. Quand elle étoit portée en-avant ou en-arriere, les muscles des lombes se mettoient en jeu pour la rétablir dans sa premiere situation.

M. Desaguliers raconte des tours d’adresse, qu’un allemand montroit à Londres pour des tours de force, & dont il fut spectateur avec MM. Stuart, Pringle, & milord Tullibardin. Cet homme assis sur une planche horisontale (inclinée en-arriere elle l’auroit situé plus avantageusement), & appuyant ses piés contre un ais vertical immobile, avoit un peu au-dessous des hanches une forte ceinture, terminée par des anneaux de fer ; à ces anneaux étoit attachée par un crochet une corde, qui passant entre ses jambes, sortoit par une ouverture pratiquée dans l’appui vertical. Plusieurs hommes, ou deux chevaux même, en tirant cette corde, ne pouvoient l’ébranler. Il se plaçoit encore dans une espece de chassis de bois, préparé pour cet effet, & prétendoit élever, quoiqu’il ne fît réellement que soûtenir, un canon de deux ou trois mille liv. pesant, porté sur le plat d’une balance, dont les cordes étoient attachées à la chaîne qui pendoit de sa ceinture. Les cordes étant bien tendues & ses jambes bien affermies, on poussoit les rouleaux qui supportoient le plat de balance, & le canon restoit suspendu. M. Desaguliers fit une semblable expérience devant le roi Georges I. & plusieurs la répéterent après lui.

Tout cela s’explique aisément par la résistance des os du bassin, qui sont arcboutés contre un appui vertical ou horisontal ; par la pression de la ceinture qui affermit les grands trochanters dans leurs articulations ; par la force des jambes & des cuisses, qui, lorsqu’elles sont parfaitement droites, présentent deux fortes colonnes capables de soûtenir au-moins quatre ou cinq mille livres. On sait qu’une puissance est inefficace, quand son action se dirige par le centre du mouvement ; & M. Desaguliers fait une application ingénieuse de la ceinture dont nous avons parlé plus haut, dont un ou plusieurs hommes pourroient se servir pour hausser ou abaisser le grand perroquet d’un navire, en s’appuyant contre les échelons d’une forte échelle couchée sur le tillac.

Les autres détails du docteur Desaguliers sur les tours d’adresse, qui passent pour des tours de force extraordinaires, sont assez curieux ; mais je les supprime, de crainte d’être trop long.

Pour donner une idée de la force des extenseurs des jambes, M. Desaguliers dit qu’on voit à Londres les fiacres s’élancer hors de leurs siéges dans un embarras, & soûlever leur voiture avec leur dos sans le secours de qui que ce soit, quoiqu’ils ayent quatre personnes dans leur carrosse, & le train chargé de trois ou quatre coffres. Nos fiacres font de même à Paris, & appellent cela porter leur derriere. Les porte faix en Turquie portent sept, huit, & jusqu’à neuf cents livres pesant. Ils s’appuient sur