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lès, Pélégiaque, le comarchios, le cépionien, & le déios. Expliquons tous ces mots énigmatiques, qu’on trouve si souvent dans les anciens auteurs.

L’air apothétos étoit un air majestueux, réservé pour les grandes fêtes & les cérémonies d’éclat.

L’air schoénion, dont Pollux & Hésychius parlent beaucoup, devoit ce nom au caractere de musique & de poésie, dans lequel il étoit composé ; caractere qui, selon Casaubon, avoit quelque chose de mou, de flexible, & pour ainsi dire d’efféminé.

L’air trimelès étoit partagé en trois strophes ou couplets : la premiere strophe se joüoit sur le mode dorien ; la seconde sur le phrygien ; la troisieme sur le lydien, & c’est de ces trois changemens de modes que cet air tiroit son nom, comme qui diroit air à trois modes : c’est à quoi répondroit précisément dans notre musique un air à trois couplets, dont le premier seroit composé en c sol ut, le second en d la ré, le troisieme en e si mi.

L’air élégiaque ou plaintif s’entend assez.

L’air comarchios ou bacchique avoit le premier rang parmi ceux que l’on joüoit dans les festins & dans les assemblées de débauches, auxquelles présidoit le dieu Comus.

L’air cépion empruntoit son nom de son auteur, eleve de Terpandre, qui s’étoit signalé dans les airs pour la flûte & pour la cithare ; mais on ignore quel étoit le caractere distinctif de l’air cépionien.

L’air déios semble signifier un air craintif & timide.

Outre les airs de flûte que nous venons de donner, Olympe phrygien d’origine, composa sur cet instrument, à l’honneur d’Apollon, l’air appellé polycéphale ou à plusieurs têtes. Pindare en fait Pallas l’inventrice pour imiter les gémissemens des sœurs de Méduse, après que Persée lui eut coupé la tête. Comme les serpens qui couvroient la tête de Méduse étoient censés siffler sur differens tons, la flûte imitoit cette variété de sifflemens.

Les auteurs parlent aussi de l’air pharmatios, c’est-à-dire du char. Hésychius prétend que cet air prit ce nom de son jeu, qui lui faisoit imiter la rapidité ou le son aigu du mouvement des roues d’un char.

L’air orthien est célebre dans Homere, dans Aristophane, dans Hérodote, dans Plutarque, & autres. La modulation en étoit élevée, & le rythme plein de vivacité, ce qui le rendoit d’un grand usage dans la guerre, pour encourager les troupes. C’est sur ce haut ton que crie la discorde dans Homere, pour exciter les Grecs au combat. C’étoit, comme nous le dirons bien-tôt, en joüant ce même air sur la flûte, que Timothée le thébain faisoit courir Alexandre aux armes. C’étoit, au rapport d’Hérodote, le nome orthien que chantoit Arion sur la poupe du vaisseau, d’où il se précipita dans la mer.

Enfin l’on met au nombre des principaux airs de flûte le cradias, c’est-à-dire l’air du figuier, qu’on joüoit pendant la marche des victimes expiatoires dans les thargélies d’Athenes ; il y avoit dans ces fêtes deux victimes expiatoires qu’on frappoit pendant la marche avec des branches de figuier sauvage. Ainsi le nom de cradias est tiré de κράδη, branche de figuier.

Comme il n’étoit plus permis de rien changer dans le jeu des airs de flûte, soit pour l’harmonie, soit pour la cadence, & que les musiciens avoient grand soin de conserver à chacun de ces airs, le ton qui lui étoit propre ; de-là vient qu’on appelloit leurs chants nomes, c’est-à-dire loi, modele, parce qu’ils avoient tous différens tons qui leur étoient affectés, & qui servoient de regles invariables, dont on ne devoit point s’écarter.

On eut d’autant plus de soin de s’y conformer, qu’on ne manqua pas d’attribuer à l’excellence de quelques-uns de ces airs, des effets surprenans pour

animer ou calmer les passions des hommes. L’histoire nous en fournit quelques exemples, dont nous discuterons la valeur.

Pythagore, selon le témoignage de Boece, voyant un jeune étranger échauffé des vapeurs du vin, transporté de colere, & sur le point de mettre le feu à la maison de sa maîtresse, à cause d’un rival préféré, animé de plus par le son d’une flûte, dont on joüoit sur le mode phrygien ; Pythagore, dis-je, rendit à ce jeune homme la tranquillité & son bon sens, en ordonnant seulement au musicien de changer de mode, & de joüer gravement, suivant la cadence marquée par le pié appellé spondée, comme qui diroit aujourd’hui sur la mesure dont l’on compose dans nos opéra les symphonies connues sous le nom de sommeils, si propres à tranquilliser & à endormir.

Galien raconte une histoire presque toute pareille, à l’honneur d’un musicien de Milet, nommé Damon. Ce sont de jeunes gens ivres, qu’une joüeuse de flûte a rendus furieux, en joüant sur le mode phrygien, & qu’elle radoucit, par l’avis de ce Damon, en passant du mode phrygien au mode dorien.

Nous apprenons de S. Chrysostome, qui Timothée joüant un jour de la flûte devant Alexandre le-Grand sur le mode orthien, ce prince courut aux armes aussi-tôt. Plutarque dit presque la même chose du joüeur de flûte Antigénide, qui, dans un repas, agita de telle maniere ce même prince, que s’étant levé de table comme un forcené, il se jetta sur ses armes, & mêlant leur cliquetis au son de la flûte, peu s’en fallut qu’il ne chargeât les convives.

Voilà ce que l’histoire nous a conservé de plus mémorable en faveur de la flûte des anciens : mais sans vouloir ternir sa gloire, comme ce n’est que sur des gens agités par les fumées du vin, que roulent presque tous les exemples qu’on allegue de ses effets, ils semblent par-là déroger beaucoup au merveilleux qu’on voudroit y trouver. Il ne faut aujourd’hui que le son aigu & la cadence animée d’un mauvais hautbois, soûtenu d’un tambour de basque, pour achever de rendre furieux des gens ivres, & qui commencent à se harceler. Cependant lorsque leur premier feu est passé, pour peu que le hautbois joue sur un ton plus grave, & ralentisse la mesure, on les verra tomber insensiblement dans le sommeil, auquel les vapeurs du vin ne les ont que trop disposés. Quelqu’un s’aviseroit-il, pour un semblable effet, de se recrier sur le charme & sur la perfection d’une telle musique ? On me permettra de ne concevoir pas une idée beaucoup plus avantageuse de la flûte, ou, si l’on veut, du hautbois, dont Pythagore & Damon se servirent en pareils cas.

Les effets de la flûte de Timothée ou de celle d’Antigénide sur Alexandre, qu’ont-ils de si surprenant ? N’est-il pas naturel qu’un prince jeune & belliqueux, extrèmement sensible à l’harmonie, & que le vin commence à échauffer, se leve brusquement de table, entendant sonner un bruit de guerre, prenne ses armes & se mette à danser la pyrrhique, qui étoit une danse impétueuse, où l’on faisoit tous les mouvemens militaires, soit pour l’attaque, soit pour la défense ? Est-il nécessaire pour cela de supposer dans ces musiciens un art extraordinaire, ou dans leur flûte un si haut degré de perfection ? On voit dans le festin de Seuthe, prince de Thrace, décrit par Xénophon, des Cérasontins sonner la charge avec des flûtes & des trompettes de cuir de bœuf crud ; & Seuthe lui-même sortir de table en poussant un cri de guerre, & danser avec autant de vîtesse & de legereté, que s’il eût été question d’éviter un dard. Jugera-t-on de-là que ces Cérasontins étoient d’excellens maîtres en Musique ?

L’histoire parle d’un joüeur de harpe qui vivoit