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les, d’inégales, &c. On fit de ces instrumens de tout bois & de toute matiere. Enfin les mêmes flûtes avoient différens noms chez divers peuples. Par exemple, la flûte courbe de Phrygie étoit la même que le titytion des Grecs d’Italie, ou que le pheution des Egyptiens, qu’on appelloit aussi monaule.

Les flûtes courbes sont au rang des plus anciennes ; telles sont celles de la table d’Isis : la gyngrine lugubre ou la phénicienne, longue d’une palme mesurée dans toute son étendue, étoit encore de ce genre. Parmi les flûtes moyennes, Aristide le musicien met la pythique & les flûtes de chœur. Pausanias parle des flûtes argiennes & béotiennes. Il est encore fait mention dans quelques auteurs de la flûte hermiope, qu’Anacréon appelle tendre ; de la lysiade, de la cytharistrie ; des flûtes précentoriennes, corynthiennes, égyptiennes, virginales, milvines, & de tant d’autres dont nous ne pouvons nous former d’idée juste, & qu’il faudroit avoir vûes pour en parler pertinemment. On sait que M. le Fevre desespérant d’y rien débrouiller, couronna ses veilles pénibles sur cette matiere, par faire des vers latins pour loüer Minerve de ce qu’elle avoit jetté la flûte dans l’eau, & pour maudire ceux qui l’en avoient retirée.

Mais loin d’imiter M. le Fevre, je crois qu’on doit au moins tâcher d’expliquer ce que les anciens entendoient par les flûtes égales & inégales, les flûtes droites & gauches, les flûtes sarranes, phrygiennes, lydiennes, tibia pares & impares, tibiæ dextræ & sinistræ, tibiæ sarranæ, phrygiæ, lydicæ, &c. dont il est souvent fait mention dans les comiques, parce que la connoissance de ce point de Littérature est nécessaire pour entendre les titres des pieces dramatiques qui se joüoient à Rome. Voici donc ce qu’on a dit peut-être de plus vraissemblable & de plus ingénieux pour éclaircir ce point d’antiquité.

Dans les comédies romaines qu’on représentoit sur le théatre public, les joüeurs de flûte joüoient toûjours de deux flûtes à-la-fois. Celle qu’ils touchoient de la main droite, étoit appellée droite par cette raison ; & celle qu’ils touchoient de la gauche, étoit appellée gauche par conséquent. La premiere n’avoit que peu de trous, & rendoit un son grave ; la gauche en avoit plusieurs, & rendoit un son plus clair & plus aigu. Quand les musiciens joüoient de ces deux flûtes de différent son, on disoit que la piece avoit été joüée tibiis imparibus, avec les flûtes inégales ; ou tibiis dextris & sinistris, avec les flûtes droites & gauches : & quand ils joüoient de deux flûtes de même son, de deux droites ou de deux gauches, comme cela arrivoit souvent, on disoit que la piece avoit été joüée tibiis paribus dextris, avec des flûtes égales droites, si c’étoit avec celles du son grave ; ou tibiis paribus sinistris, avec des flûtes égales gauches, si c’étoit avec des flûtes de son aigu.

Une même piece n’étoit pas toûjours joüée avec les mêmes flûtes, ni avec les mêmes modes ; cela changeoit fort souvent. Il arrivoit peut-être aussi que ce changement se faisoit quelquefois dans la même représentation, & qu’à chaque intermede on changeoit de flûte ; qu’à l’un on prenoit les flûtes droites, & à l’autre les gauches successivement. Donat prétend que quand le sujet de la piece étoit grave & sérieux, on ne se servoit que des flûtes égales droites, que l’on appelloit aussi lydiennes, & qui avoient le son grave ; que quand le sujet étoit fort enjoüé, on ne se servoit que des flûtes égales gauches, qui étoient appellées tyriennes ou sarranes, qui avoient le son aigu, & par conséquent plus propre à la joie ; enfin que quand le sujet étoit mêlé de l’enjoüé & du sérieux, on prenoit les flûtes inégales, c’est-à-dire la droite & la gauche, qu’on nommoit phrygiennes.

Madame Dacier est au contraire persuadée que ce

n’étoit point du tout le sujet des pieces qui regloit la musique, mais l’occasion où elles étoient représentées. En effet, il auroit été impertinent qu’une piece faite pour honorer des funérailles, eût eu une musique enjoüée ; c’est pourquoi quand les Adelphes de Térence furent joüés la premiere fois, ils le furent tibiis lydiis, avec les flûtes lydiennes, c’est-à-dire avec deux flûtes droites ; & quand ils furent joüés pour des occasions de joie & de divertissement, ce fut tibiis sarranis, avec les deux flûtes gauches. Ainsi quand une piece étoit joüée pendant les grandes fêtes, comme la joie & la religion s’y trouvoient mêlées, c’étoit ordinairement avec les flûtes inégales ; ou une fois avec deux droites, & ensuite avec deux gauches, ou bien en les prenant alternativement à chaque intermede.

Au reste, ceux qui joüoient de la flûte pour le théatre, se mettoient autour de la bouche une espece de ligature ou bandage composé de plusieurs courroies qu’ils lioient derriere la tête, afin que leurs joues ne parussent pas enflées, & qu’ils pûssent mieux gouverner leur haleine & la rendre plus douce. C’est cette ligature que les Grecs appelloient φορϐειὰν ; Sophocle en parle, quand il dit :

Φυσᾷ γὰρ οὐ, σμικροῖσιν αὐλίσκοις ἔτι,
Ἀλλ᾽ ἀγρίαις φύσαισι φορϐειᾶς ἄτερ
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« Il ne souffle plus dans de petites flûtes, mais dans des soufflets épouvantables, & sans bandage ». que Cicéron applique heureusement à Pompée, pour marquer qu’il ne gardoit plus de mesures, & qu’il ne songeoit plus à modérer son ambition. Il est parlé du bandage φορβειὰ, autrement appellé περιστόμιον dans Plutarque, dans le scholiaste d’Aristophane & ailleurs, & l’on en voit la figure sur quelques anciens monumens.

La flûte n’étoit pas bornée au seul théatre, elle entroit dans la plû part des autres spectacles & des céremonies publiques greques & romaines ; dans celles des nôces, des expiations, des sacrifices, & sur-tout dans celles des funérailles. Accoûtumée de tout tems aux sanglots de ces femmes gagées qui possedoient l’art de pleurer sans affliction, elle ne pouvoit manquer de former la principale musique des pompes funebres. A celle du jeune Archémore fils de Lycurgue, c’est la flûte qui donne le signal, & ce ton des lamentations. Dans les fêtes d’Adonis on se servoit aussi de la flûte, & l’on y ajoûtoit ces mots lugubres, αἴ, αἲ τὸν Ἄδωνιν ; hélas, hélas, Adonis ! mots qui convenoient parfaitement à la tristesse de ces fetes.

Les Romains, en vertu d’une loi très-ancienne, & que Cicéron nous a conservée, employerent la flûte au même usage. Elle se faisoit entendre dans les pompes funebres des empereurs, des grands, & des particuliers de quelque âge & de quelque qualité qu’ils fussent ; car dans toutes leurs funérailles on chantoit de ces chants lugubres appellés næniæ, qui demandoient nécessairement l’accompagnement des flûtes ; c’est encore par la même raison qu’on disoit en proverbe, jari licet ad tibicines mittas, envoyez chercher les joüeurs de flûte, pour marquer qu’un malade étoit desespéré, & qu’il n’avoit plus qu’un moment à vivre ; expression proverbiale, que Circé employe assez plaisamment dans les reproches qu’elle fait à Polyenos sur son impuissance.

Puisque la flûte servoit à des cérémonies de différente nature, il falloit bien qu’on eût trouvé l’art d’en ajuster les sons à ces diverses cérémonies, & cet art fut imaginé de très-bonne heure. Nous lisons dans Plutarque que Clonas est le premier auteur des nomes ou des airs de flûte. Les principaux qu’il inventa, & qui furent extrèmement perfectionnés après lui, sont l’apothétos, le schoénion, le trime-