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& tout récemment mis au jour. Mémoires de madame de Staal, Paris, 1755, 3 vol. in-8°.

Les esclaves, dit Démosthene, les lâches flateurs, voilà ceux qui ont vendu à Philippe notre liberté & qui la vendent encore maintenant à Alexandre ; ce sont eux qui ont détruit parmi nous cette regle, où les anciens Grecs faisoient consister toute leur félicité, de ne point connoître de supérieur, de ne souffrir point de maître. Orat. de coronâ. Aussi l’adulation prend-elle son accroissement & ses forces, à proportion de la dépendance & de la servitude : adulationi fœdum crimen servitutis inest. Les Samiens ordonnerent par un decret public, que les fêtes qu’ils célébroient en l’honneur de Junon, & qui portoient le nom de cette déesse, seroient appellées les fêtes de Lysandre. Adrien ayant perdu son mignon Antinoüs, desira qu’on lui bâtit des temples & des autels ; ce qui fut exécuté avec tout le dévouement qu’on pouvoit attendre d’une nation accoûtumée depuis long-tems aux plus honteuses bassesses.

Enfin la flaterie monte à son dernier période sous les tyrans, quand la liberté est perdue ; & avec la perte de la liberté, celle de la honte & de l’honneur. Tacite peint énergiquement les malheurs de sa patrie, lorsque parlant de Séjan, qui dans son administration avoit été la principale idole des Romains, il met ces paroles dans la bouche de Térentius : « Nous avons adoré les esclaves qu’il avoit affranchis ; nous avons vendu nos éloges à ses valets, & nous avons regardé comme un honneur de parler à ses concierges ».

On sait le trait de flaterie impudente, & si l’on veut ingénieuse, de Vitellius à Caligula. Ce Vitellius étoit un de ces courtisans, quibus principum honesta atque in honesta laudare mos est, qui louent également toutes les actions de leurs princes, bonnes ou mauvaises. Caligula ayant mis dans sa tête d’être adoré comme un dieu, quoiqu’il ne fût qu’un monstre, pensa qu’il lui étoit permis de débaucher les femmes du premier rang, comme il avoit fait ses propres sœurs. « Parlez Vitellius, lui dit-il un jour, ne m’avez-vous pas vû embrasser Diane ? C’est un mystere, répondit le gouverneur de Syrie ; il n’y a qu’un dieu tel que votre majesté qui puisse le revéler ».

Les flateurs infames allerent encore plus loin sous le regne de Néron, que les Vitellius sous celui de Caligula : ils devinrent alors des calomniateurs assidus, cruels, & sanguinaires. Les crimes dont ils chargerent le vertueux Thraséa Pétus, étoit de n’avoir point applaudi Néron, ni encouragé les autres à lui applaudir ; de n’avoir pas reconnu Poppée pour une déesse ; de n’avoir jamais voulu condamner à mort les auteurs de quelques vers satyriques contre l’empereur, non qu’il approuvât de tels gens & leurs libelles, ajoûterent ses délateurs, mais parce qu’il appuyoit son avis de ce qu’il lui sembloit qu’on ne pouvoit pas sans une espece de cruauté, punir capitalement une faute contre laquelle les lois avoient prononcé des châtimens plus modérés. Si Néron eût régné dans le goût de Trajan, il auroit méprisé les libelles ; comme les bons princes ne soupçonnent point de fausseté les justes éloges qu’ils méritent, ils n’appréhendent pas la satyre & la calomnie. « Quand je parle de votre humanité, de votre générosité, de votre clémence, & de votre vigilance, disoit Pline à Trajan, je ne crains point que votre majesté s’imagine que je la taxe de nourrir des vices opposés à ces sortes de vertus ».

Il me semble néanmoins, malgré tant de flateurs qui s’étudient à corrompre les rois en tout tems & en tous lieux, que ceux que la providence a élevés au faîte du gouvernement, pourroient se garantir du poison d’une adulation basse & intéressée, en

faisant quelques-unes des réflexions que je vais prendre la liberté de leur proposer.

1°. Qu’ils daignent considérer sérieusement qu’il n’y a jamais eu un seul prince dans le monde qui n’ait été flaté, jamais peut-être un seul qui n’ait été gâté par la flaterie. « L’honneur que nous recevons de ceux qui nous craignent (peut se dire un monarque à lui-même) ce n’est pas honneur ; ces respects se donnent à la royauté, non à moi : quel état puis-je faire de l’humble parler & courtoise revérence de celui qui me les doit, vû qu’il n’a pas en son pouvoir de me les refuser ?… Nul me cherche presque pour la seule amitié qui soit entre lui & moi ; car il ne se sauroit guere coudre d’amitié où il y a si peu de correspondance. Ma hauteur m’a mis hors de proportion ; ils me suivent par contenance, ou plûtôt que moi, ma fortune, pour en accroître la leur : tout ce qu’ils me disent & font, ce n’est que fard, leur liberté étant bridée par la grande puissance que j’ai sur eux. Je ne vois donc rien autour de moi que couvert & masqué… Le bon roi, le méchant, celui qu’on hait, celui qu’on aime, autant en a l’un que l’autre. De mêmes apparences, de mêmes cérémonies, étoit servi mon prédécesseur, & le sera mon successeur. » Montagne.

2°. Seconde considération contre la flaterie, que je tirerai de l’auteur immortel de Télémaque, l. XIV. C’est aux précepteurs des rois qu’il appartient de leur parler dignement & éloquemment. Ne voyez-vous pas, dit le sage Mentor à Idomenée, que les princes gâtés par l’adulation, trouvent sec & austere tout ce qui est libre & ingénu ? Ils vont même jusqu’à s’imaginer qu’on manque de zele, & qu’on n’aime pas leur autorité, dès qu’on n’a point l’ame servile, & qu’on ne les flate pas dans l’usage le plus injuste de leur puissance : toute parole libre leur paroît hautaine ; ils deviennent si délicats, que tout ce qui n’est point bassesse les blesse & les irrite. Cependant l’austérité de Philoclès ne vaut-elle pas mieux que la flaterie pernicieuse des autres ministres ? Où trouverez-vous un homme sans défaut ? & ce défaut de vous représenter trop hardiment la vérité, n’est-il pas celui que vous devez le moins craindre ? que dis-je ? n’est-ce pas un défaut nécessaire pour corriger les vôtres, & pour vaincre le dégoût de la vérité où la flaterie fait toûjours tomber ? Il vous faut quelqu’un qui vous aime mieux que vous ne savez vous aimer vous-même, qui vous parle vrai, & qui force tous vos retranchemens. Souvenez-vous qu’un prince est trop heureux, quand il naît un seul homme sous son regne avec cette générosité qui est le plus précieux thrésor de l’empire, & que la plus grande punition qu’il doit craindre des dieux, est de perdre un tel ami.....

Isocrate donnoit de pareils conseils à Nicoclès. Ne prenez pas pour vos favoris des flateurs, & choisissez pour vos ministres ceux qui sont les plus capables de vous aider à bien conduire l’état : comptez sur la fidélité, non de ceux qui louent tout ce que vous dites ou ce que vous faites, mais de ceux qui vous reprennent lorsque vous commettez quelque faute : permettez aux personnes sages & prudentes de vous parler avec hardiesse, afin que quand vous serez dans quelque embarras, vous trouviez des gens qui travaillent à vous en tirer ; ainsi vous saurez bien-tôt discerner les flateurs artificieux, d’avec ceux qui vous servent avec affection.

3°, Pline remarque judicieusement, que les empereurs les plus haïs ont toûjours été les plus flatés ; parce que, dit-il, la dissimulation est plus ingénieuse & plus artificieuse que la sincérité. C’est une troisieme considération que les princes ne sauroient trop faire.

4°. Ils se préserveront encore infiniment des mauvais effets de l’adulation, en ne se livrant jamais au