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métier de tisserand, & n’y travailleroient-ils pas aux jours & aux heures qu’ils ne peuvent employer à leurs travaux accoûtumés ?

Quoique l’usage du chanvre soit depuis long-tems aussi familier qu’il est nécessaire, il paroît cependant que jusqu’à-présent la nature & les propriétés de cette plante n’ont point encore été tout-à-fait bien connues.

M. Marcandier a observé que le roüissage ordinaire du chanvre n’étoit autre chose que la dissolution d’une gomme ténace & naturelle à la plante, dont elle fait l’unique lien, & qu’on ne doit laisser le chanvre roüir qu’à proportion de l’abondance de cette gomme & de son adhérence. Si on laisse le chanvre trop long-tems dans l’eau, les fibres de l’écorce se trouvant alors trop séparées entre elles par la dissolution de presque toute la gomme, on ne peut plus les enlever dans toute leur longueur, & la plus grande partie reste mêlée dans la paille, avec laquelle souvent on la brise. Il est donc dangereux par cette raison de laisser le chanvre trop long-tems roüir, & l’on ne doit avoir d’autre terme que celui qui suffit pour séparer exactement & sans perte l’écorce d’avec la chenevotte ; peut-être ne faut-il pas plus de cinq à six jours pour cet essai.

Comme après avoir laissé le chanvre suffisamment dans l’eau pour le mettre en état seulement d’être tillé ou broyé, l’écorce en paroît dure, élastique, & peu propre à l’affinage, suivant l’ancienne méthode ; M. Marcandier, par les réflexions & les différens essais qu’il a faits sous les yeux & par les avis de M. Dodart, Intendant de Bourges, a trouvé le moyen de lui rendre aisément & sans frais toutes les qualités qui lui manquent. L’eau qui a déjà eu la propriété de séparer l’écorce de la paille dans le premier roüissage, divisera bien mieux & sans risque les fibres les unes des autres, par la dissolution totale de ce qui pouvoit lui rester de gomme. Pour cet effet, il suffit, après que le chanvre a été tillé, de le mettre dans l’eau par petites poignées d’un quarteron ou environ, on les lie très-lâches dans le milieu par une ficelle un peu forte, pour les pouvoir manier & remuer dans l’eau sans les mêler. Après avoir imbibé d’eau toutes les poignées, il faut les mettre dans un vaisseau de bois ou de pierre, de la même façon qu’on met tremper du fil dans un cuvier. On remplit ensuite le vaisseau d’eau où on laisse le chanvre pendant plusieurs jours s’humecter & se pénétrer autant qu’il faut pour en dissoudre la gomme. Trois ou quatre jours suffisent pour cette opération ; après quoi il faut tirer toutes les poignées par leurs ficelles, les tordre & les laver à la riviere pour les purifier autant qu’il est possible de l’eau bourbeuse & gommée dont elles sortent : quand elles sont ainsi dégorgées on les rapporte chez soi, & on peut alors les battre sur une planche pour achever de diviser toutes les parties qui seroient encore restées trop entieres. Pour cet effet, on étend sur un banc de bois fort & solide chaque poignée de ce chanvre, après en avoir fait couler la ficelle, on la frappe dans toute sa longueur avec la tranche d’un battoir ordinaire de blanchisseuse, jusqu’à ce que les pattes & têtes les plus épaisses soient suffisamment divisées. Il ne faudroit pourtant pas battre avec excès chaque poignée : les fibres qui se trouveroient trop divisées, ne conserveroient point assez de force pour résister au peigne ; & c’est une de ces attentions que la seule expérience peut faire connoître. Il y a même tout lieu de croire qu’en laissant le chanvre assez long-tems dans l’eau pour obtenir la division des fibres par la seule dissolution, on pourroit absolument se dispenser de le battre.

Après ce leger travail qui est cependant le plus long, il faut relaver à l’eau courante chaque poignée

en la prenant bout pour bout, & l’on voit alors le succès de tout cet appareil. Toutes les fibres du chanvre ainsi battu se divisent dans l’eau, se lavent, se dégagent les unes des autres, & paroissent aussi parfaitement dressées que si elles avoient déjà passé dans le peigne ; plus l’eau est rapide, vive & belle, plus les fibres se blanchissent & se purifient. Lorsque le chanvre paroît assez clair & entierement purgé de sa crasse, on le tire de l’eau le plus en largeur qu’il est possible ; puis on le met sur une perche au soleil égoutter & sécher.

Si cette méthode ne paroît pas assez prompte à ceux qui ne s’embarrasseroient pas de la dépense, ou qui trouveroient ces opérations trop pénibles dans les lieux où il n’y a pas d’eau courante, ils pourront employer les lessives ordinaires de cendres, soit qu’on les fasse exprès, ou qu’on veuille profiter de celles que l’on fait assez souvent pour le linge. M. Marcandier qui a fait diverses expériences sur cet objet, & qui a reçû les observations de quelques particuliers également zélés pour le bien public, a reconnu que la gomme du chanvre, qu’on auroit bien fait dégorger auparavant, n’est point contraire au linge avec lequel il se trouveroit mêlé, qu’il suffiroit seulement de mettre une couche de belle paille d’environ deux pouces d’épaisseur au fond du cuvier, pour filtrer & purifier l’eau dont cette paille retiendroit & la bourbe & la gomme. Par cette legere précaution, les sels de la lessive ainsi dégagés exercent toute leur activité sur le chanvre ou sur le linge que l’eau pénetre ; & l’on ne s’est point apperçû qu’il s’y soit trouvé aucune tache. On sent aisément que la chaleur de l’eau & l’alkali des cendres doivent opérer une dissolution bien plus prompte que celle qui ne se feroit qu’à l’eau froide ; mais il ne sera pas moins nécessaire de battre le chanvre qui resteroit encore trop entier, & de le laver au moins pour la derniere fois dans une eau courante & belle, pour le purger totalement de l’eau de lessive & de sa gomme.

De cette maniere, les fibres du chanvre, comme autant de brins de soie, se dégagent, se divisent, se purifient, s’affinent, & se blanchissent, parce que la gomme qui étoit le seul principe de leur union, étoit aussi celui de leur crasse, & des différentes couleurs qu’on voit au chanvre. Il a même paru dans les expériences qu’on a faites, que le chanvre le plus noir & le plus rebuté, étoit celui qui acquéroit la plus grande perfection dans les opérations de la nouvelle méthode.

Quand le chanvre est une fois bien sec, on le plie avec précaution, en le tordant un peu, pour que les fils ne puissent pas se méler davantage : on le peut alors donner au chanvreur, pour en tirer le plin ou filasse. Il ne sera plus nécessaire de le piler si longtems qu’auparavant : cet ouvrage autrefois si dur par les forces qu’il exigeoit, & si dangereux par la poussiere mortelle que l’ouvrier respiroit, ne sera plus qu’un métier médiocrement pénible.

Il ne faudra plus chercher de machines pour sauver aux hommes les fatigues & les dangers du travail ; l’opération du chanvreur sera bornée desormais à un pilage facile, & aux seules façons ordinaires du peigne. Elle devient d’autant plus aisée que la matiere est plus douce au travail, & n’exhale plus aucune poussiere incommode ; aussi n’y a-t-il presque plus de déchet dans cette opération. Si l’on veut se servir de peignes fins, le chanvre ainsi lavé donnera de la filasse susceptible du plus beau filage, & comparable au plus beau lin, & ne fournira guere plus d’un tiers de fort bonnes étoupes.

Or cette étoupe qui étoit auparavant un objet de rebut, & qu’on vendoit ordinairement à quelques cordiers deux sous six deniers la livre, devient par