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gnent de cette premiere destination, & qu’on appelle figures.

Je vais faire entendre ma pensée par des exemples : selon la construction simple & nécessaire, pour dire en latin ils ont aimé, on dit amaverunt ; si au lieu d’amaverunt vous dites amerunt, vous changez l’état original du mot, vous vous en écartez par une figure qu’on appelle syncope : c’est ainsi qu’Horace a dit evasti pour evasisti, II. satyre vij. v. 68. Au contraire, si vous ajoutez une syllabe que le mot n’a point dans son état primitif, & qu’au lieu de dire amari, être aimé, vous disiez amarier, vous faites une figure qu’on appelle paragoge.

Autre exemple : ces deux mots Céres & Bacchus sont les noms propres & primitifs de deux divinités du paganisme ; ils sont pris dans le sens propre, c’est-à-dire, selon leur premiere destination, lorsqu’ils signifient simplement l’une ou l’autre de ces divinités : mais comme Cérès étoit la déesse du blé & Bacchus le dieu du vin, on a souvent pris Cérès pour le pain & Bacchus pour le vin ; & alors les adjoints ou les circonstances font connoître que l’esprit considere ces mots sous une nouvelle forme, sous une autre figure, & l’on dit qu’ils sont pris dans un sens figuré : il y a un grand nombre d’exemples de cette acception, sous lesquels les noms de Cérès & de Bacchus sont pris, sur-tout en latin ; ce que quelques-uns de nos poëtes ont imité. Madame des Houllieres a pris pour refrein d’une ballade,

L’amour languit sans Bacchus & Cérès.


c’est-à-dire, qu’on ne songe guere à faire l’amour quand or n’a pas dequoi vivre : cette figure s’appelle métonymie.

I. Les figures sont distinguées l’une de l’autre par une conformation particuliere ou caractere propre qui fait leur différence ; c’est la considération de cette différence qui leur a fait donner à chacune un nom particulier.

Nous sommes accoûtumés à donner des noms tant aux êtres réels qu’aux êtres métaphysiques, c’est une suite de la réflexion que nous faisons sur les différentes vûes de notre esprit : ces noms nous servent à rendre, pour ainsi dire, sensibles les objets métaphysiques qu’ils signifient, & nous aident à mettre de l’ordre & de la précision dans nos pensées.

II. Le mot de figure est pris ici dans un sens métaphysique & par imitation ; car comme tous les corps, outre leur étendue, ont chacun leur figure ou conformation particuliere, & que lorsqu’ils viennent à en changer, on dit qu’ils ont changé de figure ; de même tous les mots construits ont d’abord la propriété générale qui consiste à signifier un sens, en vertu de la construction grammaticale ; ce qui convient à toutes les phrases & à tous les assemblages de mots construits ; mais de plus, les expressions figurées ont encore chacune une modification singuliere qui leur est propre, & qui les distingue l’une de l’autre. On ne sauroit croire jusqu’à quel point les Grammairiens & les Rhéteurs ont multiplié leurs observations, & par conséquent les noms de ces figures. Il est, ce me semble, assez inutile de charger la mémoire du détail de ces différens noms ; mais on doit connoître les différentes sortes ou especes de figures, & savoir les noms de celles de chaque espece qui sont le plus en usage.

Il y a d’abord deux especes générales de figures ; 1°. figures de mots ; 2°. figures de pensées : la différence qui se trouve entre ces deux sortes de figures, est bien sensible.

« Si vous changez le mot, dit Cicéron, vous ôtez la figure du mot, au lieu que la figure de pensée subsiste toûjours, quels que soient les mots dont vous vous serviez pour l’énoncer : » conformatio verborum tollitur, si verba mutatis ; sententiarum permanet, quibuscumque

verbis uti velis. De Orat, lib. III. c. lij. Par exemple, si en parlant d’une flotte, vous dites qu’elle est composée de cent voiles, vous faites une figure de mots ; substituez vaisseaux à voiles, il n’y a plus de figure.

Les figures de mots tiennent donc essentiellement au matériel des mots ; au lieu que les figures de pensées n’ont besoin des mots que pour être énoncées ; elles sont essentiellement dans l’ame ; & consistent dans la forme de la pensée, & dans l’espece du sentiment.

A l’égard des figures de mots, il y en a de quatre sortes. I. par rapport au matériel du mot, c’est-à-dire par rapport aux changemens qui arrivent aux lettres ou sons dont les mots sont composés : on les appelle figures de diction.

II. Ou par rapport à la construction grammaticale ; on les appelle figures de construction.

III. La troisieme classe de figures de mots, ce sont celles qu’on appelle tropes, par rapport au changement qui arrive alors à la signification du mot ; c’est lorsqu’on donne à un mot un sens différent de celui pour lequel il a été premierement établi ; τροπὴ, conversio ; τρέπω, verto.

IV. La quatrieme sorte de figure de mots, ce sont celles qu’on ne sauroit ranger dans la classe des tropes, puisque les mots y conservent leur premiere signification : on ne peut pas dire non plus que ce sont des figures de pensées, puisque ce n’est que par les mots & les syllabes, & non par la pensée, qu’elles sont figures, c’est-à-dire, qu’elles ont cette conformation particuliere qui les distingue des autres façons de parler.

Donnons des exemples de chacune de ces figures de mots, ou du moins des principales de chaque espece.

Des figures de diction qui regardent le matériel du mot. Les altérations qui arrivent au matériel d’un mot se font en cinq manieres différentes ; 1°. ou par augmentation ; 2°. ou par diminution de quelque lettre, ou du son ; 3°. par transposition de lettres ou de syllabes ; 4°. par la séparation d’une syllabe en deux ; 5°. par la réunion de deux syllabes en une.

I. Par augmentation ou pléonasme ; ce qui se fait au commencement du mot, ou au milieu, ou à la fin.

1°. L’augmentation qui se fait au commencement du mot est appellée prosthêse, πρόσθεσις, comme gnatus pour natus, vesper, du grec ἕσπερος.

2°. Celle du milieu est appellée épenthèse, ἐπένθεσις, relligio pour religio ; Mavors au lieu de Mars ; induperator pour imperator.

3°. Celle de la fin, paragoge, παραγωγή, comme amarier au lieu d’amari.

II. Le retranchement se fait de même.

1°. Au commencement, & on l’appelle aphérese, ἀφαίρεσις, comme dans Virgile temere pour contemnere.

Discite justitiam moniti, & non temnere divos.

Æneïd. VI. v. 620.

2°. Au milieu, & on le nomme syncope, συγκοπὴ, amarit pour amaverit, scuta virûm pour virorum.

3°. A la fin du mot. on le nomme apocope, ἀποκοπὴ, negotî pour negotii, cura peculi, pour peculii.

Nec spes libertatis erat, nec cura peculi.

Virg. Ecl. I. v. 34.

III. La transposition de lettres ou de syllabes est appellée metathèse, μετάθεσις, c’est ainsi que nous disons Hanovre pour Hanover.

IV. La séparation d’une syllabe en deux est appellée dierèse, διαίρεσις, comme aulaï de trois syllabes au lieu d’aulæ, vitaï pour vitæ ; & dans Tibulle dissoluenda pour dissolvenda. En françois Laïs, nom propre, est de deux syllabes, & dans les freres-lais, ce mot n’est que d’une syllabe ; & de même Créüse, nom propre de trois syllabes, creuse, adjectif fémi-