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crapule & de libertinage, souvent même de batteries & de meurtres ; excès déplorables qui font dire à Dieu par Isaïe, & cela sur le même sujet : « A quoi bon tant de victimes ? Que sert de répandre pour moi le sang des animaux ? Ce n’est point-là ce que j’exige de vous ; j’abhorre vos sacrifices, vos cérémonies, vos fêtes, le sabbat même tel que vous l’observez ; je ne vois dans tout cela que de l’abus & du desordre capable d’exciter mon indignation. En vain vous éleverez les mains vers moi, ces mains sont souillées de sang, je n’écouterai point vos prieres ; mais purifiez votre cœur, ne méditez plus de projets iniques, cessez d’être méchans & pervers, observez la justice, pratiquez la bienfaisance, secourez les opprimés, défendez la veuve & l’orphelin ; après cela venez à moi, venez en toute assûrance, & quand vous seriez tout noircis de crimes, je vous rendrai plus blancs que la neige ». Quò mihi multitudinem victimarum vestrarum, dicit Dominus… ? Quis quæsivit hæc de manibus vestris… ? incensum abominatio est mihi. Neomeniam & sabbatum & festivitates alias non feram, iniqui sunt cœtus vestri, calendas vestras & solemnitates vestras odivit anima mea… Cum extenderitis manus vestras, avertam oculos meos à vobis ; cum multiplicaveritis orationem, non exaudiam, manus enim vestræ sanguine plenæ sunt. Lavamini, mundi estote, auferte malum cogitationum vestrarum ab oculis meis, quiescite agere perversè, discite benefacere, quærite judicium, subvenite oppresso, judicate pupillo, defendite viduam ; & venite & arguite me, dicit Dominus. Si fuerint peccata vestra ut coccinum, quasi nix dealbabuntur ; & si fuerint rubra quasi vermiculum, velut lana alba erunt. Si volueritis & audieritis me, bona terræ comedetis. Quod si nolueritis & me ad iracundiam provocaveritis, gladius devorabit vos, quia os Domini locutum est. Isaïe, ch. j. v. 11, 12, 13, 14, &c.

Qui ne voit par-là que nos fêtes, dès-là qu’elles sont profanées par le grand nombre, nous éloignent véritablement du but qu’on s’est proposé dans leur institution ?

Mais du reste en les portant comme on a dit aux dimanches, les ames pieuses s’en occuperoient comme auparavant, & comme elles s’en occupent dès-à-présent toutes les fois qu’elles tombent ces jours-là. Rien ne convient mieux en effet pour sanctifier le jour du Seigneur, que d’y faire mémoire des Saints, de les invoquer, chanter leurs louanges ; leur gloire est celle de Dieu même : mirabilis Deus in Sanctis suis. Ps. 67. On peut donc remplir ces pieux devoirs au jour du dimanche, sans perdre civilement des jours que Dieu a destinés au travail. Sex diebus operaberis. Revenons à notre calcul.

Supposant comme on a dit, vingt-quatre fêtes pour tout le royaume, & les chommant desormais le dimanche, à l’exception des cinq des plus solennelles, c’est dix-neuf fêtes épargnées en faveur de nos travaux ; cependant comme il en tombe toûjours quelques-unes au dimanche, ce qui les diminue d’autant, ne comptons que sur seize journées acquises par la transposition des fêtes.

Nous pouvons évaluer les journées pour hommes & pour femmes dans les campagnes éloignées à six sous prix commun pour toutes les saisons, & c’est mettre les choses fort au-dessous du vrai. Mais, la bonne moitié de nos travailleurs, je veux dire tous ceux qui sont employés dans les villes considérables & dans les campagnes qui en sont voisines, tous ceux-là, dis-je, gagnent au moins du fort au foible quatorze sous par jour. Mettons donc quatorze sous pour la plus forte journée, & six sous pour la plus foible, c’est-à-dire dix sous pour la journée commune.

Nous pouvons mettre au moins cinq sous de perte

réelle pour un travailleur, en ce qu’il dépense de plus aux jours de fêtes, pour la parure, pour la bonne chere & la boisson ; article important, & qui pourroit être porté plus haut, puisqu’une fête outre la perte & les dépenses du jour, entraîne bien souvent son lendemain. Voilà donc du plus au moins à toute fête quinze sous de vraie perte pour chaque travailleur ; or quinze sous multipliés par seize fêtes qu’on suppose transportées au dimanche, font pour lui une perte actuelle de douze francs toutes les années.

Je conviens qu’il peut y avoir quelques ouvriers & autres petites gens, sur-tout dans les campagnes, qui en non-travail & surcroît de dépenses, ne perdent pas quinze sous par jour de fête ; mais combien en trouvera-t-on d’autres qui perdent infiniment davantage ? Un bon ouvrier dans les grandes villes, un homme qui travaille avec des compagnons, un chef, un maître de manufacture, un voiturier que le respect d’une fête arrête avec ses chevaux, un laboureur qui perd une belle journée, & qui, au milieu de l’ouvrage demeure à rien faire lui & tout son monde, un maître maçon, un maître charpentier, &c. tous ces gens-là, dis-je, comptant le non-travail & l’augmentation de dépense ne perdent-ils que quinze sous par jour de fête ? D’autre côté les négocians, les gens de plume & d’affaires, qui tous profitent moins pendant les fêtes, & qui font eux & leur famille beaucoup plus de dépense, ne perdent-ils aussi que quinze sons chacun ? On en jugera sans peine, pour peu qu’on connoisse leur façon de vivre.

Maintenant sur dix-huit à vingt-millions d’ames que l’on compte dans le royaume, supposons huit millions de travailleurs, y compris les artisans, manufacturiers, laboureurs, vignerons, voituriers, marchands, praticiens, gens d’affaires, &c. y compris encore un grand nombre de femmes tant marchandes qu’ouvrieres, qui toutes perdent aux fêtes à-peu-près comme les hommes. Or s’il y a huit millions de travailleurs en France à qui l’on puisse procurer de plus tous les ans seize jours de travail & d’épargne, à quinze sous par jour, ou comme on a vû à douze francs par année, c’est tout d’un coup quatre-vingt-seize millions de livres que les fêtes nous enlevent, & que nous gagnerions annuellement si l’on exécutoit ce que je propose.

En effet, l’argent n’entrant dans le royaume, & sur-tout les biens physiques ne s’y multipliant qu’à proportion du travail & de l’épargne, nous les verrons croître sensiblement dès que nous travaillerons davantage, & que nous dépenserons moins. Conséquemment tous nos ouvrages, toutes nos marchandises & denrées deviendront plus abondantes & à meilleur compte, & nos manufactures ne seront pas moins fructueuses que celles des Anglois, des Allemands, & des Hollandois, à qui la suppression des fêtes est devenue extrèmement profitable.

Au reste, outre la perte du tems & les frais superflus qui s’ensuivent de nos fêtes, elles dérangent tellement les foires & les marchés, que les commerçans voituriers & autres ne savent bien souvent à quoi s’en tenir là-dessus ; ce qui cause immanquablement de l’inquiétude & du dommage ; au lieu que si nos fêtes étoient supprimées ou mises au dimanche, les marchés ordinaires ne seroient plus dérangés. A l’égard des foires qui suivroient les fêtes transposées, on pourroit les fixer au lundi d’après chaque fête, elles y seroient beaucoup mieux qu’aux jours maigres qui ne sont jamais commodes pour la tenue des foires.

Quoi qu’il en soit, il est certain que les fêtes nuisent plus qu’on ne sauroit dire à toutes sortes d’entreprises & de travaux, & qu’elles contribuent même à débaucher les ouvriers : elles leur fournissent