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curent les richesses & les ressources les plus essentielles pour le soûtien de l’état ; ainsi l’emploi du fermier est un objet très-important dans le royaume, & mérite une grande attention de la part-du gouvernement.

Si on ne considere l’agriculture en France que sous un aspect général, on ne peut s’en former que des idées vagues & imparfaites. On voit vulgairement que la culture ne manque que dans les endroits où les terres restent en friche ; on imagine que les travaux du pauvre cultivateur sont aussi avantageux que ceux du riche fermier. Les moissons qui couvrent les terres nous en imposent ; nos regards qui les parcourent rapidement, nous assûrent à la vérité que ces terres sont cultivées, mais ce coup-d’œil ne nous instruit pas du produit des récoltes ni de l’état de la culture, & encore moins des profits qu’on peut retirer des bestiaux & des autres parties nécessaires de l’agriculture : on ne peut connoître ces objets que par un examen fort étendu & fort approfondi. Les différentes manieres de traiter les terres que l’on cultive, & les causes qui y contribuent, décident des produits de l’agriculture ; ce sont les différentes sortes de cultures, qu’il faut bien connoître pour juger de l’état actuel de l’agriculture dans le royaume.

Les terres sont communément cultivées par des fermiers avec des chevaux, ou par des métayers avec des bœufs. Il s’en faut peu qu’on ne croye que l’usage des chevaux & l’usage des bœufs ne soient également avantageux. Consultez les cultivateurs mêmes, vous les trouverez décidés en faveur du genre de culture qui domine dans leur province. Il faudroit qu’ils fussent également instruits des avantages & des desavantages de l’un & de l’autre, pour les évaluer & les comparer ; mais cet examen leur est inutile, car les causes qui obligent de cultiver avec des bœufs, ne permettent pas de cultiver avec des chevaux.

Il n’y a que des fermiers riches qui puissent se servir de chevaux pour labourer les terres. Il faut qu’un fermier qui s’établit avec une charrue de quatre chevaux, fasse des dépenses considérables avant que d’obtenir une premiere récolte : il cultive pendant un an les terres qu’il doit ensemencer en blé, & après qu’il a ensemencé, il ne recueille qu’au mois d’Août de l’année suivante : ainsi il attend près de deux ans les fruits de ses travaux & de ses dépenses. Il a fait les frais des chevaux & des autres bestiaux qui lui sont nécessaires ; il fournit les grains pour ensemencer les terres, il nourrit les chevaux, il paye les gages & la nourriture des domestiques : toute, ces dépenses qu’il est obligé d’avancer pour les deux premieres années de culture d’un domaine d’une charrue de quatre chevaux, sont estimés à 10 ou 12 mille livres ; & pour deux ou trois charrues, 20 ou 30 mille livres.

Dans les provinces où il n’y a pas de fermier en état de se procurer de tels établissemens, les propriétaires des terres n’ont d’autres ressources pour retirer quelques produits de leurs biens, que de les faire cultiver avec des bœufs, par des paysans qui leur rendent la moitié de la récolte. Cette sorte de culture exige très-peu de frais de la part du métayer ; le propriétaire lui fournit les bœufs & la semence, les bœufs vont après leur travail prendre leur nourriture dans les pâturages ; tous les frais du métayer se réduisent aux instrumens du labourage & aux dépenses pour sa nourriture jusqu’au tems de la premiere récolte, souvent même le propriétaire est obligé de lui faire les avances de ces frais.

Dans quelques pays les propriétaires assujettis à toutes ces dépenses, ne partagent pas les récoltes ; les métayers leur payent un revenu en argent pour le fermage des terres, & les intérêts du prix des bes-

tiaux. Mais ordinairement ce revenu est fort modique : cependant beaucoup de propriétaires qui ne

résident pas dans leurs terres, & qui ne peuvent pas être présens au partage des récoltes, préferent cet arrangement.

Les propriétaires qui se chargeroient eux-mêmes de la culture de leurs terres dans les provinces où l’on ne cultive qu’avec des bœufs, seroient obligés de suivre le même usage ; parce qu’ils ne trouveroient dans ces provinces ni métayers ni charretiers en état de gouverner & de conduire des chevaux. Il faudroit qu’ils en fissent venir de pays éloignés, ce qui est sujet à beaucoup d’inconvéniens ; car si un charretier se retire, ou s’il tombe malade, le travail cesse. Ces évenemens sont fort préjudiciables, surtout dans les saisons pressantes : d’ailleurs le maître est trop dépendant de ces domestiques, qu’il ne peut pas remplacer facilement lorsqu’ils veulent le quitter, ou lorsqu’ils servent mal.

Dans tous les tems & dans tous les pays on a cultivé les terres avec des bœufs ; cet usage a été plus ou moins suivi, selon que la nécessité l’a exigé : car les causes qui ont fixé les hommes à ce genre de culture, sont de tout tems & de tout pays ; mais elles augmentent ou diminuent, selon la puissance & le gouvernement des nations.

Le travail des bœufs est beaucoup plus lent que celui des chevaux : d’ailleurs les bœufs passent beaucoup de tems dans les pâturages pour prendre leur nourriture ; c’est pourquoi on employe ordinairement douze bœufs, & quelquefois jusqu’à dix-huit, dans un domaine qui peut être cultivé par quatre chevaux. Il y en a qui laissent les bœufs moins de tems au pâturage. & qui les nourrissent en partie avec du fourrage sec : par cet arrangement ils tirent plus de travail de leurs bœufs ; mais cet usage est peu suivi.

On croit vulgairement que les bœufs ont plus de force que les chevaux, qu’ils sont nécessaires pour la culture des terres fortes, que les chevaux, dit-on, ne pourroient pas labourer ; mais ce préjugé ne s’accorde pas avec l’expérience. Dans les charrois, six bœufs voiturent deux ou trois milliers pesant, au lieu que six chevaux voiturent six à sept milliers.

Les bœufs retiennent plus fortement aux montagnes, que les chevaux ; mais ils tirent avec moins de force. Il semble que les charrois se tirent mieux dans les mauvais chemins par les bœufs que par les chevaux ; mais leur charge étant moins pesante, elle s’engage beaucoup moins dans les terres molles ; ce qui a fait croire que les bœufs tirent plus fortement que les chevaux, qui à la vérité n’appuyent pas fermement quand le terrein n’est pas solide.

On peut labourer les terres fort legeres avec deux bœufs, on les laboure aussi avec deux petits chevaux. Dans les terres qui ont plus de corps, on met quatre bœufs à chaque charrue, ou bien trois chevaux.

Il faut six bœufs par charrue dans les terres un peu pesantes : quatre bons chevaux suffisent pour ces terres.

On met huit bœufs pour labourer les terres fortes : on les laboure aussi avec quatre forts chevaux.

Quand on met beaucoup de bœufs à une charrue, on y ajoûte un ou deux petits chevaux ; mais ils ne servent guere qu’à guider les bœufs. Ces chevaux assujettis à la lenteur des bœufs, tirent très-peu, ainsi ce n’est qu’un surcroît de dépense.

Une charrue menée par des bœufs, laboure dans les grands jours environ trois quartiers de terre ; une charrue tirée par des chevaux, en laboure environ un arpent & demi : ainsi lorsqu’il faut quatre bœufs à une charrue, il en faudroit douze pour trois charrues, lesquelles laboureroient environ deux arpens de terre par jour ; au lieu que trois charrues me-