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fanterie[1] légionnaire, & le second celles des troupes de cavalerie. Nous distinguons de même nos enseignes en deux especes ; nous conservons le nom d’enseigne à celles dont on se sert dans l’infanterie ; nous appellons étendards, guidons, cornetes, les enseignes affectées aux gens de cheval.

Il y a toute apparence que dans les commencemens les choses les plus simples & les plus aisées à trouver, servirent de signes militaires. Des branches de feuillages, des faisceaux d’herbes, quelques poignées de chacune, furent sans doute les premieres enseignes : on leur substitua dans la suite des oiseaux, ou des têtes d’autres animaux ; mais à mesure que l’on se perfectionna dans la guerre, on prit aussi des enseignes plus composées, plus belles, & l’on s’attacha à les faire d’une matiere solide & durable, parce qu’elles devinrent des marques distinctives & perpetuelles pour chaque nation. On mit encore au rang des enseignes les images des dieux, [2] les portraits des princes, des empereur,[3], des Césars[4], des grands hommes, & quelquefois ceux des favoris[5].

On adopta aussi des figures symboliques : les Athéniens avoient dans leurs signes militaires la choüette, oiseau consacré à Minerve ; les Thébains, le sphinx ; d’autres peuples ont eu des lions, des chevaux, des minotaures, des sangliers, des loups, des aigles.

L’aigle a été l’enseigne la plus commune de l’antiquité : celle de Cyrus & des autres rois de Perse dans la suite, étoit une aigle d’or aux ailes éployées, portée au sommet d’une pique. L’aigle devint l’enseigne la plus célebre des Romains ; elle étoit de même en relief posée à l’extrémité d’une pique[6] sur une base ou ronde triangulaire, tenant quelquefois un foudre dans ses serres ; sa grosseur n’excédoit pas celle d’un pigeon : ce qui paroit conforme au rapport de Florus[7], qui dit qu’après la défaite de Varus, un signifer en cacha une dans son baudrier.

L’on sait que chez les Romains le nombre des aigles marquoit exactement le nombre des légions ; parce que l’aigle en étoit la premiere enseigne. Les manipules avoient aussi leurs enseignes : elles ne consisterent d’abord qu’en quelques poignées de foin qu’on suspendoit au bout d’une longue perche, & c’est de-là, dit Ovide, qu’est venu le nom que l’on donna à ces divisions de l’infanterie légionnaire.


Pertica suspensos portabat longa maniplos
Unde mamplaris nomina miles habet.
Ovid. l. III. fastorum.

Dans les tems postérieurs, ces marques de l’ancienne simplicité firent place à d’autres plus recherchées, dont on voit la représentation sur les médailles & les monumens qui se sont conservés jusqu’à nous : c’étoit une longue pique traversée à son extrémité supérieure d’un bâton en forme de T, d’où pendoit une espece d’étoffe quarrée. Voyez Montfaucon, Lipse, &c. La hampe de la pique portoit dans sa longueur des plaques rondes ou ovales, sur lesquelles on appliquoit les images des dieux, des empereurs, & des hommes illustres. Quelques-uns de ces signes sont terminés au bout par une main ouverte ; il y en a qui sont ornés de couronnes de laurier, de tours & de portes de villes ; distinction honorable accordée aux troupes qui s’étoient signalées dans une bataille, ou à la prise de quelque place.

L’étendard de la cavalerie nommé vexillum ou cantabrum, n’étoit qu’un piece d’étoffe précieuse d’environ un pié en quarré, que l’on portoit de même au bout d’une pique terminée en forme de T.

Les dragons ont encore servi d’enseignes à bien des peuples. Les Assyriens en portoient. Suidas[8] cite un fragment qui donne le dragon pour enseigne à la cavalerie indienne : il y en avoit un sur mille chevaux ; sa tête étoit d’argent, & le reste du corps d’un tissu de soie de diverses couleurs. Le dragon avoit la gueule béante, afin que l’air venant à s’insinuer par cette ouverture enflât le tissu de soie qui formoit le corps de l’animal, & lui fît imiter en quelque sorte le sifflement & les replis tortueux d’un veritable dragon.

Selon le même Suidas, les Scythes eurent pour enseignes de semblables dragons. Ces Scythes paroissent être le même peuple que les Goths, à qui l’on donnoit alors ce premier nom. On voit ces dragons sur la colonne trajane dans l’armée des Daces ; il n’est pas douteux que l’usage n’en ait été adopté par les Perses[9], puisque Zenobie leur en prit plusieurs.

Après Trajan, les dragons devinrent l’enseigne particuliere de chaque cohorte, & l’on nomma dragonnaires ceux qui les portoient dans le combat. Cet usage subsistoit encore lorsque Végece (l. II. c. xij.) composa son excellent abregé de l’art militaire.

On prit enfin des enseignes symboliques, comme des armes, des devises, & des chiffres ; les uns étoient ceux des princes, ceux des chefs ou d’autres affectés aux troupes.

L’honneur a fait de tous les tems une loi capitale du respect & de l’attachement des peuples pour leurs enseignes : quelques-uns ont pousse ce sentiment jusqu’à l’idolatrie ; & pour ne parler que des Romains, on sait qu’ils se mettoient à genoux devant les leurs, qu’ils juroient par elles, qu’ils les parfumoient d’encens, les ornoient de couronnes de fleurs, & les regardoient comme les véritables dieux des légions ; hors les tems de guerre, ils les déposoient dans les temples. Comme il y avoit une grande infamie à les perdre, c’étoit aussi une grande gloire que d’en prendre aux ennemis ; aussi préferoit-on plûtôt de mourir, que de se les laisser enlever ; & quiconque étoit convaincu de n’avoir pas defendu son enseigne de tout son pouvoir, étoit condamne à mourir : la faute rejaillissoit même sur toute la cohorte ; celle qui avoit perdu son enseigne étoit rejettée de la legion & contrainte à demeurer hors de l’enceinte du camp, & reduite à ne vivre que d’orge jusqu’à ce qu’elle eût

  1. Le mot vexillum désignoit encore les enseignes des troupes fournies par les alliés de Rome : ce n’est pas qu’on ne s’en servît quelquefois pour exprimer les enseignes de l’infanterie romaine ; car toutes ces choses sont assez souvent confondues.
  2. Les Egyptiens firent tout le contraire ; ils mirent au rang de leurs dieux les animaux dont la figure leur avoit servi d’enseigne.

    Diodore dit que les Egyptiens combattant autrefois sans ordre, & étant souvent battus par leurs ennemis, ils prirent enfin des étendards, pour servir de guides à leurs troupes dans la mélée. Ces étendards étoient chargés de la figure de ces animaux qu’ils réverent aujourd’hui : les chefs les portoient au bout de leurs piques, & par-la chacun reconnoissoit à quel corps ou à quelle compagnie il appartenoit. Cette précaution leur ayant procuré la victoire plus d’une fois, ils s’en crurent redevables aux animaux représentés sur leurs enseignes ; & en mémoire de ce secours, ils défendirent de les tuer, & ordonnerent même qu’on leur rendit les honneurs que nous avons vû. Liv. I. parag. II. Tom. p. 183. de la trad. de L. Terrasson.

  3. Tacite, Annal. I. liv. parle des images de Drusus.
  4. Suétone, vie de Caligula, chap. xjv. dit du roi des Parthes : transgressus Euphratem, aquilas & signa romana Cæsarumque imagines adoravit.
  5. Il est dit dans la vie de Tibere, que cet Empereur fit des largesses aux légions de Syrie, parce qu’elles étoient les seules qui n’eussent pas admis les images de Sejan au nombre de leurs enseignes militaires.
  6. Xénophon, liv. V II. de la Ciropédie.
  7. Liv. IV. chapit. xij. Signa & aquilas du ces adhuc barbari possident. Tertiam signifer priùs, quam in manus hostium veniret, evulsit ; mersamque intrà baltei sui latebras gerens, in cruentâ palude sie latuit.
  8. Suidas, in verbo Indi.
  9. In vopisco.