Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/483

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur l’estime est inaltérable, il est le charme de la vie & le prix de la vertu.

Uniquement occupée de son amant, Chloé s’apperçoit d’abord qu’il est moins tendre, elle soupçonne bientôt qu’il est infidele ; elle se plaint, il la rassûre ; il continue d’avoir des torts, elle recommence à se plaindre ; les infidélités se succedent d’un côté, les reproches se multiplient de l’autre : les querelles sont vives & fréquentes, les broüilleries longues, les raccommodemens froids ; les rendez-vous s’éloignent, les têtes-à-têtes s’abregent, toutes les larmes sont ameres. Chloé demande justice à l’Amour. Qu’est devenue, dit-elle, la foi des sermens....? Mais c’en est fait, Chloé est quittée ; elle est quittée pour une autre, elle est quittée avec éclat.

Livrée à la honte & à la douleur, elle fait autant de sermens de n’aimer jamais, qu’elle en avoit fait d’aimer toûjours ; mais quand une fois on a vécu pour l’amour, on ne peut plus vivre que pour lui. Quand il s’établit dans une ame, il y répand je ne sai quel charme qui altere la source de tous les autres plaisirs ; quand il s’envole, il y laisse toute l’horreur du desert & de la solitude : c’est sans doute ce qui a fait dire qu’il est plus facile de trouver une femme qui n’ait point eu d’engagement, que d’en trouver qui n’en ait eu qu’un.

Le desespoir de Chloé se change insensiblement en une langueur qui fait de tous ses jours un tissu d’ennuis ; accablée du poids de son existence, elle ne sait plus que faire de la vie, c’est un rocher aride auquel elle est attachée. Mais d’anciens amans rentrent chez elle avec l’espérance, de nouveaux se déclarent, des femmes arrangent des soupers ; elle consent à se distraire, elle finit par se consoler. Elle a fait un nouveau choix qui ne sera guere plus heureux que le premier, quoique plus volontaire, & qui bientôt sera suivi d’un autre. Elle appartenoit à l’amour, la voilà qui appartient au plaisir ; ses sens étoient à l’usage de son cœur, son esprit est à l’usage de ses sens : l’art, si facile à distinguer par-tout ailleurs de la nature, n’en est ici séparé que par une nuance imperceptible : Chloé s’y méprend quelquefois elle-même ; eh qu’importe que son amant y soit trompé, s’il est heureux ! Il en est des mensonges de la galanterie comme des fictions de théatre, où la vraissemblance a souvent plus d’attraits que la vérité.

Horace fait ainsi la peinture des mœurs de son tems, od. vj. l. III. « A peine une fille est-elle sortie des jeux innocens de la tendre enfance, qu’elle se plaît à étudier des danses voluptueuses, & tous les arts & tous les mysteres de l’amour. A peine une femme est-elle assise à la table de son mari, que d’un regard inquiet elle y cherche un amant ; bientôt elle ne choisit plus, elle croit que dans l’obscurité tous les plaisirs sont légitimes ». Bientôt aussi Chloé arrivera à ce dernier période de la galanterie. Déjà elle fait donner à la volupté toutes les apparences du sentiment, à la complaisance tous les charmes de la volupté. Elle sait également & dissimuler des desirs & feindre des sentimens, & composer des ris & verser des larmes. Elle a rarement dans l’ame ce qu’elle a dans les yeux ; elle n’a presque jamais sur les levres, ni ce qu’elle a dans les yeux, ni ce qu’elle a dans l’ame : ce qu’elle a fait en secret, elle se persuade ne l’avoir point fait ; ce qu’on lui a vû faire, elle sait persuader qu’on ne l’a point vû ; & ce que l’artifice des paroles ne peut justifier, ses larmes le font excuser, ses caresses le font oublier.

Les femmes galantes ont aussi leur morale. Chloé s’est fait un code où elle a dit qu’il est malhonnête à une femme, quelque goût qu’on ait pour elle, quelque passion qu’on lui témoigne, de prendre l’amant d’une femme de sa société. Il y est dit encore qu’il n’y a point d’amours éternels ; mais qu’on ne doit jamais

former un engagement, quand on en prévoit la fin. Elle a ajoûté qu’entre une rupture & un nouveau nœud, il faut un intervalle de six mois ; & tout de suite elle a établi qu’il ne faut jamais quitter un amant sans lui avoir désigné un successeur.

Chloé vient enfin à penser qu’il n’y a qu’un engagement solide, ou ce qu’elle appelle une affaire suivie, qui perde une femme. Elle se conduit en conséquence ; elle n’a plus que de ces goûts passagers qu’elle appelle fantaisies, qui peuvent bien laisser former un soupçon, mais qui ne lui donnent jamais le tems de se changer en certitude. Le public porte à peine la vûe sur un objet, qu’il lui échappe, déjà remplacé par un autre ; je n’ose dire que souvent il s’en présente plusieurs tout-à-la-fois. Dans les fantaisies de Chloé, l’esprit est d’abord subordonné à la figure, bientôt la figure est subordonnée à la fortune ; elle néglige à la cour ceux qu’elle a recherchés à la ville, méconnoît à la ville ceux qu’elle a prévenus à la campagne ; & oublie si parfaitement le soir la fantaisie du matin, qu’elle en fait presque douter celui qui en a été l’objet. Dans son dépit il se croit dispensé de taire ce qu’on l’a dispensé de mériter, oubliant à son tour qu’une femme a toûjours le droit de nier ce qu’un homme n’a jamais le droit de dire. Il est bien plus sûr de montrer des desirs à Chloé, que de lui déclarer des sentimens : quelquefois elle permet encore des sermens de constance & de fidélité ; mais qui la persuade est mal-adroit, qui lui tient parole est perfide. Le seul moyen qu’il y auroit de la rendre constante, seroit peut-être de lui pardonner d’être infidelle ; elle craint plus la jalousie que le parjure, l’importunité que l’abandon. Elle pardonne tout à ses amans, & se permet tout à elle-même, excepté l’amour.

Plus que galante, elle croit cependant n’être que coquette. C’est dans cette persuasion qu’à une table de jeu, alternativement attentive & distraite, elle répond du genou à l’un, serre la main à l’autre en loüant ses dentelles, & jette en même tems quelques mots convenus à un troisieme. Elle se dit sans préjugés, parce qu’elle est sans principes ; elle s’arroge le titre d’honnête homme, parce qu’elle a renoncé à celui d’honnête femme ; & ce qui pourra vous surprendre, c’est que dans toute la variété de ses fantaisies le plaisir lui serviroit rarement d’excuse.

Elle a un grand nom, & un mari facile : tant qu’elle aura de la beauté ou des graces, ou du moins les agrémens de la jeunesse, les desirs des hommes, la jalousie des femmes, lui tiendront lieu de considération. Ses travers ne l’exileront de la société, que lorsqu’ils seront confirmés par le ridicule. Il arrive enfin ce ridicule, plus cruel que le deshonneur. Chloé cesse de plaire, & ne veut point cesser d’aimer ; elle veut toûjours paroître, & personne ne veut se montrer avec elle. Dans cette position, sa vie est un sommeil inquiet & pénible, un accablement profond, mêlé d’agitations ; elle n’a guere que l’alternative du bel-esprit ou de la dévotion. La véritable dévotion est l’asyle le plus honnête pour les femmes galantes ; mais il en est peu qui puissent passer de l’amour des hommes à l’amour de Dieu : il en est peu qui pleurant de regret, sachent se persuader que c’est de repentir ; il en est peu même qui, après avoir affiché le vice, puissent se déterminer à feindre du moins la vertu.

Il en est beaucoup moins qui puissent passer du temple de l’amour dans le sanctuaire des muses, & qui gagnent à se faire entendre, ce qu’elles perdent à se laisser voir. Quoi qu’il en soit, Chloé qui s’est tant de fois égarée, courant toûjours après de vains plaisirs, & s’éloignant toûjours du bonheur, s’égare encore en prenant une nouvelle route. Après avoir perdu quinze ou vingt ans à lorgner, à persiffler, à