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beauté, ces deux moyens de faire des malheureux. Les hommes ont augmenté leur puissance naturelle par les lois qu’ils ont dictées ; les femmes ont augmenté le prix de leur possession par la difficulté de l’obtenir. Il ne seroit pas difficile de dire de quel côté est aujourd’hui la servitude. Quoi qu’il en soit, l’autorité est le but où tendent les femmes : l’amour qu’elles donnent les y conduit ; celui qu’elles prennent les en éloigne ; tâcher d’en inspirer, s’efforcer de n’en point sentir, ou de cacher du moins celui qu’elles sentent : voilà toute leur politique & toute leur morale.

Cet art de plaire, ce desir de plaire à tous, cette envie de plaire plus qu’une autre, ce silence du cœur, ce déréglement de l’esprit, ce mensonge continuel appellé coquetterie, semble être dans les femmes un caractere primitif, qui né de leur condition naturellement subordonnée, injustement servile, étendu, & fortifié par l’éducation, ne peut être affoibli que par un effort de raison, & détruit que par une grande chaleur de sentiment : on a même comparé ce caractere au feu sacré qui ne s’éteint jamais.

Voyez entrer Chloé sur la scene du monde ; celui qui vient de lui donner le droit d’aller seule, trop aimable pour aimer sa femme, ou trop disgracié de la nature, trop désigné par le devoir pour en être aimé, semble lui donner encore le droit d’en aimer un autre. Vaine & legere, moins empressée de voir que de se montrer, Chloé vole à tous les spectacles, à toutes les fêtes : à peine y paroît-elle, qu’elle est entourée de ces hommes, qui confians & dédaigneux, sans vertus & sans talens, séduisent les femmes par des travers, mettent leur gloire à les deshonorer, se font un plaisir de leur desespoir, & qui par les indiscrétions, les infidélités & les ruptures, semblent augmenter chaque jour le nombre de leurs bonnes fortunes ; espece d’oiseleurs qui font crier les oiseaux qu’ils ont pris pour en appeller d’autres.

Suivez Chloé au milieu de cette foule empressée ; c’est la coquette venue de l’île de Crete au temple de Gnide ; elle soûrit à l’un, parle à l’oreille à l’autre, soutient son bras sur un troisieme, fait signe à deux autres de la suivre : l’un d’eux lui par le-t-il de son amour ? c’est Armide, elle le quitte en ce moment, elle le rejoint un moment après, & puis le quitte encore : sont-ils jaloux les uns des autres ? c’est la Célimene du Misantrope, elle les rassûre tour-à-tour par le mal qu’elle dit à chacun d’eux de ses rivaux ; ainsi mêlant artificieusement les dédains & les préférences, elle reprime la témérité par un regard sévere, elle ranime l’espérance avec un soûris tendre : c’est la femme trompeuse d’Archiloque, qui tient l’eau d’une main & le feu de l’autre.

Mais plus les femmes ont perfectionné l’art de faire desirer, espérer, poursuivre ce qu’elles ont résolu de ne point accorder ; plus les hommes ont multiplié les moyens d’en obtenir la possession : l’art d’inspirer des desirs qu’on ne veut point satisfaire, a tout-au-plus produit l’art de feindre des sentimens qu’on n’a pas. Chloé ne veut se cacher qu’après avoir été vûe ; Damis sait l’arrêter en feignant de ne la point voir : l’un & l’autre, après avoir parcouru tous les détours de l’art, se retrouvent enfin où la nature les avoit placés.

Il y a dans tous les cœurs un principe secret d’union. Il y a un feu qui, caché plus ou moins longtems, s’allume à notre insû, s’étend d’autant plus qu’on fait plus d’efforts pour l’éteindre, & qui ensuite s’éteint malgré nous. Il y a un germe où sont renfermés la crainte & l’espérance, la peine & le plaisir, le mystere & l’indiscrétion ; qui contient les querelles & les raccommodemens, les plaintes & les ris, les larmes douces & ameres : répandu partout, il est plus ou moins prompt à se développer, selon les secours qu’on lui prête, & les obstacles qu’on lui oppose.

Comme un foible enfant qu’elle protege, Chloé prend l’Amour sur ses genoux, badine avec son arc, se joue avec ses traits, coupe l’extrémité de ses ailes, lui lie les mains avec des fleurs ; & déjà prise elle-même dans des liens qu’elle ne voit pas, se croit encore en liberté. Tandis qu’elle l’approche de son sein, qu’elle l’écoute, qu’elle lui sourit, qu’elle s’amuse également & de ceux qui s’en plaignent & de celles qui en ont peur, un charme involontaire la fait tout-à-coup le presser dans ses bras, & déjà l’amour est dans son cœur : elle n’ose encore s’avoüer qu’elle aime, elle commence à penser qu’il est doux d’aimer. Tous ces amans qu’elle traîne en triomphe à sa suite, elle sent plus d’envie de les écarter qu’elle n’eut de plaisir à les attirer. Il en est un sur qui ses yeux se portent sans cesse, dont ils se détournent toûjours. On diroit quelquefois qu’elle s’apperçoit à peine de sa présence, mais il n’a rien fait qu’elle n’ait vû. S’il parle, elle ne paroît point l’écouter ; mais il n’a rien dit qu’elle n’ait entendu : lui parle-t-elle au contraire ? sa voix devient plus timide, ses expressions sont plus animées. Va-t-elle au spectacle, est-il moins en vûe ? il est pourtant le premier qu’elle y voit, son nom est toûjours le dernier qu’elle prononce. Si le sentiment de son cœur est encore ignoré, ce n’est plus que d’elle seule ; il a été dévoilé par tout ce qu’elle a fait pour le cacher ; il s’est irrité par tout ce qu’elle a fait pour l’éteindre : elle est triste, mais sa tristesse est un des charmes de l’amour. Elle cesse enfin d’être coquette à mesure qu’elle devient sensible, & semble n’avoir tendu perpétuellement des piéges que pour y tomber elle-même.

J’ai lû que de toutes les passions, l’amour est celle qui sied le mieux aux femmes ; il est du moins vrai qu’elles portent ce sentiment, qui est le plus tendre caractere de l’humanité, à un degré de délicatesse & de vivacité où il y a bien peu d’hommes qui puissent atteindre. Leur ame semble n’avoir été faite que pour sentir, elles semblent n’avoir été formées que pour le doux emploi d’aimer. A cette passion qui leur est si naturelle, on donne pour antagoniste une privation qu’on appelle l’honneur ; mais on a dit, & il n’est que trop vrai, que l’honneur semble n’avoir été imaginé que pour être sacrifié.

A peine Chloé a-t-elle prononcé le mot fatal à sa liberté, qu’elle fait de son amant l’objet de toutes ses vûes, le but de toutes ses actions, l’arbitre de sa vie. Elle ne connoissoit que l’amusement & l’ennui, elle ignoroit la peine & le plaisir. Tous ses jours sont pleins, toutes ses heures sont vivantes, plus d’intervalles languissans ; le tems, toûjours trop lent ou trop rapide pour elle, coule cependant à son insû ; tous ces noms si vains, si chers, ce doux commerce de regards & de soûrires, ce silence plus éloquent que la parole, mille souvenirs, mille projets, mille idées, mille sentimens, viennent à tous les instans renouveller son ame & étendre son existence ; mais la derniere preuve de sa sensibilité est la premiere époque de l’inconstance de son amant. Les nœuds de l’amour ne peuvent-ils donc jamais se resserrer d’un côté, qu’ils ne se relâchent de l’autre ?

S’il est parmi les hommes quelques ames privilégiées en qui l’amour, loin d’être affoibli par les plaisirs, semble emprunter d’eux de nouvelles forces, pour la plûpart c’est une fausse jouissance qui, précédée d’un desir incertain, est immédiatement suivie d’un dégoût marqué, qu’accompagne encore trop souvent la haine ou le mépris. On dit qu’il croît sur le rivage d’une mer, des fruits d’une beauté rare, qui, dès qu’on y touche, tombent en poussiere : c’est l’image de cet amour éphémere, vaine saillie de l’imagination, fragile ouvrage des sens, foible tribut qu’on paye à la beauté. Quand la source des plaisirs est dans le cœur, elle ne tarit point ; l’amour fondé