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donc hérissés de ronces. Ajoûtons peine sur peine pour multiplier ma joie & ma félicité.... Que répondre à ce fanatique ?..... qu’il use très-mal des choses, parce qu’il ne prend pas bien les paroles, & qu’il reçoit de la main gauche ce qu’on lui a donné de la main droite. Relâchement que toutes ces mitigations, vous dira-t-il : quand Dieu parle, les conseils sont des préceptes ; ainsi je vais de ce pas m’enfoncer dans un desert inaccessible aux hommes. Et il part avec un bâton, un sac, & une haire, sans argent & sans provision, pour pratiquer la loi qu’il n’entend pas.

Au second rang sont les visionnaires. Quand à force de jeûnes & de macérations, on ne se croit rempli que de l’esprit de Dieu ; qu’on ne vit plus, dit-on, que de sa présence ; qu’on est transformé par la contemplation en Dieu même, dans une indépendance des sens tout-à-fait merveilleuse, qui loin d’exclure la joüissance, en fait un droit acquis à la raison ; la vertu victorieuse des passions s’en sert quelquefois comme un roi de ses esclaves. Tel est le jargon mystique, dont voici à-peu-près la cause physique. Les esprits rappellés au cerveau par la vivacité & la continuité de la méditation, laissent les sens dans une espece de langueur & d’inaction. C’est sur-tout au fort du sommeil que les phantômes se précipitant tumultueusement dans le siége de l’imagination, ce mélange de traits informes produit un mouvement convulsif, pareil au choc brisé de mille rayons opposés qui coïncident & se croisent ; de-là viennent les ébloüissemens & les transports extatiques, qu’on devroit traiter comme un délire, tantôt par des bains froids, tantôt par de violentes saignées, selon le tempérament & les autres situations du malade.

Le troisieme symptome est la pseudoprophétie, lorsqu’on est tellement entêté de ses chimeres phantastiques, qu’on ne peut plus les contenir en soi-même : telles étoient les sibylles aiguillonnées par Apollon. Il n’est point d’homme d’une imagination un peu vive, qui ne sente en lui les germes de cette exaltation méchanique ; & tel qui ne croit pas aux sibylles, ne voudroit pas se hasarder à s’asseoir sur leurs trépiés, sur-tout s’il avoit quelque intérêt à débiter des oracles, ou qu’il eût à craindre une populace prête à le lapider au cas qu’il restât muet. Il faut donc parler alors, & proposer des énigmes qui seront respectées jusqu’à l’évenement, comme des mysteres sur lesquels il ne plaît pas encore à la Divinité de s’expliquer.

Le quatrieme degré du fanatisme est l’impassibilité. Par un progrès de mouvemens, il se trouve que les vaisseaux sont tendus d’une roideur incompréhensible ; on diroit que l’ame est refugiée dans la tête ou qu’elle est absente de tout le corps : c’est alors que les épreuves de l’eau, du fer, & du feu ne coûtent rien ; que des blessures toutes célestes s’impriment sans douleur. Mais il faut se méfier de tout ce qui se fait dans les ténebres & devant des témoins suspects. Hé, quel est l’incrédule qui oseroit rire à la face d’une foule de fanatiques ? Quel est l’homme assez maître de ses sens pour examiner d’un œil sec des contorsions effrayantes, & pour en pénétrer la cause ? Ne sait-on pas qu’on n’admet au fanatisme que des gens préparés par la superstition ? Toutefois comme ces énergumenes ne parviennent à l’état d’insensibilité, que par les agitations les plus violentes, il est aisé de conclure que c’est une phrenésie dont l’accès finit par la léthargie.

Si tous ces hommes aliénés que vous avez vûs dans ce vaste panthéon étoient transportés à leur demeure convenable, il seroit plaisant de les entendre parler. Je suis le monarque de toute la terre, diroit un tailleur, l’Esprit-saint me l’a dit. Non, diroit son voisin, je dois savoir le contraire, car je suis son fils. Taisez-vous,

que j’entende la musique des globes célestes,

diroit un docteur : ne voyez-vous pas cet esprit qui passe par ma fenêtre ? il vient me révéler tout ce qui fut & qui sera..... J’ai reçu l’épée de Gédeon : allons, enfans de Dieu ; suivez-moi, je suis invulnérable..... Et moi, je n’ai besoin que d’un cantique pour mettre les armées en déroute.... N’êtes vous pas cet apôtre qui doit venir de la Transylvanie ? Nous nous promenons depuis long-tems sur les rivages de la mer pour le recevoir… Je suis venu, moi, pour la rédemption des femmes, que le Messie avoit oubliées.... Et moi je tiens école de prophétie : approchez, petits enfans.

Si ces divers caracteres de folie, qui ne sont point tracés d’imagination, avoient par malheur attaqué le peuple, quels ravages n’auroient-ils pas fait ? des hommes étonnés (genus attonitum) auroient grimpé les rochers & percé les forêts : là par mille bonds & des sauts périlleux on eût évoqué l’esprit de révélation ; un prophete bercé sur les genoux des croyantes les plus timorées, seroit tombé dans une épilepsie toute céleste, l’Esprit divin l’auroit saisi par la cuisse, elle se seroit roidie comme du fer, des frissons tels que d’un amour violent auroient couru par tout son corps ; il auroit persuadé à l’assemblée qu’elle étoit une troupe imprenable ; des soldats seroient venus à main armée, & on ne leur auroit opposé que des grimaces & des cris. Cependant ces misérables traînés dans les prisons, eussent été traités en rebelles. C’est à la Medecine qu’il faut renvoyer de pareils malades. Mais passons aux grands remedes qui sont ceux de la politique.

Ou le gouvernement est absolument fondé sur la religion, comme chez les Mahométans ; alors le fanatisme se tourne principalement au-dehors, & rend ce peuple ennemi du genre humain par un principe de zele : ou la religion entre dans le gouvernement, comme le Christianisme descendu du ciel pour sauver tous les peuples ; alors le zele, quand il est malentendu, peut quelquefois diviser les citoyens par des guerres intestines. L’opposition qui se trouve entre les mœurs de la nation & les dogmes de la religion, entre certains usages du monde & les pratiques du culte, entre les lois civiles & les préceptes divins, fomente ce germe de trouble. Il doit arriver alors qu’un peuple ne pouvant allier le devoir de citoyen avec celui de croyant, ébranle tour-à-tour l’autorité du Prince & celle de l’Eglise. L’inutile distinction des deux puissances a beau vouloir s’entremettre pour fixer des limites, il faudroit être neutre. Mais l’empire & le sacerdoce, au mépris de la raison, empietent mutuellement sur leurs droits ; & le peuple qui se trouve entre ces deux marteaux supporte seul tous les coups, jusqu’à ce que mutiné par ses prêtres contre ses magistrats, il prenne le fer en main pour la gloire de Dieu, comme on l’a vû si souvent en Angleterre.

Pour détourner cette source intarissable de desordres, il se présente à la vérité trois moyens ; mais quel est le meilleur ? Faut-il rendre la religion despotique, ou le monarque indépendant, ou le peuple libre ?

1°. On pourra dire que le tribunal de l’inquisition, quelque odieux qu’il dût être à tout peuple qui conserveroit encore le nom de quelque liberté, préviendroit les schismes & les querelles de religion, en ne tolérant qu’une façon de penser : qu’à la vérité une chambre toûjours ardente brûleroit d’avance les victimes de l’éternité, & que la vie des particuliers seroit continuellement en proie à des soupçons d’hérésie ou d’impiété ; mais que l’état seroit tranquille & le prince en sûreté : qu’au lieu de ces violentes maladies qui épuisent tout-à-coup les veines du corps polit que, le sang ne couleroit que goutte à goutte ; & que les