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des personnes. Mais qu’est-il arrivé ? c’est que certains esprits d’un caractere plus analogue à celui du petit troupeau pour lequel elles avoient été faites, les ont reçûes avec la même chaleur, en sont devenus les apôtres & même les martyrs, plûtôt que de démordre d’un seul iota. Les autres au contraire moins ardens, ou plus attachés à leurs préjugés d’éducation, ont lutté contre le nouveau joug, & n’ont consenti à l’embrasser qu’avec des adoucissemens ; & de-là le schisme entre les rigoristes & les mitigés, qui les rend tous furieux, les ans pour la servitude, & les autres pour la liberté.

Les sources particulieres du fanatisme sont,

1°. Dans la nature des dogmes ; s’ils sont contraires à la raison, ils renversent le jugement, & soûmettent tout à l’imagination, dont l’abus est le plus grand de tous les maux. Les Japonois, peuples des plus spirituels & des plus éclaires, se noyent en l’honneur d’Amida leur dieu sauveur, parce que les absurdités dont leur religion est pleine leur ont troublé le cerveau. Les dogmes obscurs engendrent la multiplicité des explications, & par celles-ci la division des sectes. La vérité ne fait point de fanatiques. Elle est si claire, qu’elle ne souffre guere de contradictions ; si pénétrante, que les plus furieuses ne peuvent rien diminuer de sa joüissance. Comme elle existe avant nous, elle se maintient sans nous & malgré nous par son évidence. Il ne suffit donc pas de dire que l’erreur a ses martyrs ; car elle en a fait beaucoup plus que la vérité, puisque chaque secte & chaque école compte les siens.

2°. Dans l’atrocité de la morale. Des hommes pour qui la vie est un état de danger & de tourment continuel, doivent ambitionner la mort ou comme le terme, ou comme la récompense de leurs maux : mais quels ravages ne fera pas dans la société celui qui desire la mort, s’il joint aux motifs de la souffrir des raisons de la donner ? On peut donc appeller fanatiques, tous ces esprits outrés qui interpretent les maximes de la religion à la lettre, & qui suivent la lettre à la rigueur ; ces docteurs despotiques qui choisissent les systèmes les plus révoltans ; ces casuistes impitoyables qui desesperent la nature, & qui, après vous avoir arraché l’œil & coupé la main, vous disent encore d’aimer parfaitement la chose qui vous tyrannise.

3°. Dans la confusion des devoirs. Quand des idées capricieuses sont devenues des préceptes, & que de legeres omissions sont appellées de grands crimes, l’esprit qui succombe à la multiplicité de ses obligations, ne sait plus auxquelles donner la préférence : il viole les essentielles par respect pour les moindres : il substitue la contemplation aux bonnes œuvres, & les sacrifices aux vertus sociales : la superstition prend la place de la loi naturelle, & la peur du sacrilege conduit à l’homicide. On voit au Japon une secte de braves dogmatistes qui décident toutes les questions, & tranchent toutes les difficultés à coups de sabre ; & ces mêmes hommes qui ne se font point un scrupule de s’égorger, épargnent très-religieusement les insectes. Dès qu’un zele barbare a fait un devoir du crime, est-il rien d’inhumain qu’on ne tente ? Ajoûtez à toute la férocité des passions, les craintes d’une conscience égarée, vous étoufferez bientôt les sentimens de la nature. Un homme qui se méconnoît lui-même au point de se traiter cruellement, & de faire consister l’esprit de pénitence dans la privation & l’horreur de tout ce qui a été fait pour l’homme, ne ramenera-t-il pas son pere à coups de bâton dans le desert qu’il avoit quitté ? Un homme pour qui un assassinat est un coup de fortune éternelle, doutera-t-il un moment d’immoler celui qu’il appelle l’ennemi de Dieu & de son culte ? Un arminien poursuivant un gomariste sur la glace, tombe dans l’eau ; celui-ci

s’arrête & lui tend la main pour le tirer du péril :

mais l’autre n’en est pas plûtôt sorti, qu’il poignarde son libérateur. Que pensez-vous de cela ?

4°. Dans l’usage des peines diffamantes, parce que la perte de la réputation entraîne bien des maux réels. Les révolutions doivent être plus fréquentes, ou les abus affreux, dans les pays où tombent ces foudres invisibles qui rendent un prince odieux à tout son peuple. Mais heureusement il n’y a que ceux qui n’en sont pas frappés, qui les craignent ; car un monarque n’a pas toûjours la foiblesse, comme Henri II. roi d’Angleterre, ou comme Loüis le Débonnaire, de subir le châtiment des esclaves pour redevenir roi.

5°. Dans l’intolérance d’une religion à l’égard des autres, ou d’une secte entre plusieurs de la même religion, parce que toutes les mains s’arment contre l’ennemi commun. La neutralité même n’a plus lieu avec une puissance qui veut dominer ; & quiconque n’est pas pour elle, est contr’elle. Or quel trouble ne doit-il pas en résulter ? la paix ne peut devenir générale & solide que par la destruction du parti jaloux, car si cette branche venoit à ruiner toutes les autres, elle seroit bien-tôt en guerre avec elle-même : ainsi le qui vive ne cessera qu’après elle. L’intolérance qui prétend mettre fin à la division, doit l’augmenter nécessairement. Il suffit qu’on ordonne à tous les hommes de n’avoir qu’une façon de penser, dès-lors chacun devient enthousiaste de ses opinions jusqu’à mourir pour leur défense. Il s’ensuivroit de l’intolérance, qu’il n’y a point de religion faite pour tous les hommes ; car l’une n’admet point de savans, l’autre point de rois, l’autre pas un riche ; celle-là rejette les enfans, celle-ci les femmes ; telle condamne le mariage, & telle le célibat. Le chef d’une secte en concluoit que la religion étoit un je ne sai quoi composé de l’esprit de Dieu & de l’opinion des hommes : il ajoûtoit qu’il falloit tolérer toutes les religions pour avoir la paix avec tout le monde : il périt sur un échafaud.

6°. Dans la persécution. Elle naît essentiellement de l’intolérance. Si le zele a fait quelquefois des persécuteurs, il faut avoüer que la persécution a fait encore plus de zélateurs. A quels excès ne se portent pas ceux-ci, tantôt contre eux-mêmes, bravant les supplices ; tantôt contre leurs tyrans, prenant leur place, & ne manquant jamais de raison pour courir tour-à-tour au feu & au sang ?

Il courut dans le xj. siecle un fléau, miraculeux selon le peuple, qu’on appella la maladie des ardens. C’étoit une espece de feu qui dévoroit les entrailles. Tel est le fanatisme, cette maladie de religion qui porte à la tête, & dont les symptomes sont aussi différens que les caracteres qu’elle attaque. Dans un tempérament flegmatique, elle produit l’obstination qui fait les zélateurs ; dans un naturel bilieux, elle devient une phrénésie qui fait les sicaires, noms particuliers aux fanatiques d’un siecle, & qu’on peut étendre à toute l’espece divisée en deux classes. La premiere ne sait que prier & mourir ; la seconde veut regner & massacrer : ou peut-être est-ce la même fureur qui, dans toutes les sectes, fait tour-à-tour des martyrs & des persécuteurs selon les tems. Venons maintenant aux symptomes de cette maladie.

Le premier & le plus ordinaire est une sombre mélancolie causée par de profondes méditations. Il est difficile de rêver long-tems à certains principes, sans en tirer les conséquences les plus terribles. Je suis étranger sur la terre, ma patrie est au ciel, la béatitude est reservée aux pauvres, & l’enfer préparé pour les riches, & vous voulez que je cultive le Commerce & les Arts, que je reste sur le throne, que je garde mes vastes domaines ? Peut-on être chrétien & César tout-à-la-fois ?.... Heureux ceux qui pleurent & qui souffrent ; que tous mes pas soient