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n’est point de sens interne particulier, dont l’action n’excite dans l’ame un appétit ; que l’action de l’estomac fait naître la faim, & celle du gosier la soif : C’est une suite de la dépendance mutuelle qui regne entre l’ame & le corps, & une suite conforme aux idées que nous avons de l’action & de la réaction de ces deux substances unies par la volonté du Créateur ; & comme ces deux substances sont différentes, & que la spirituelle n’est point soûmise aux lois méchaniques, on comprend aisément d’où vient que la réaction n’est presque jamais exactement proportionnelle à l’action, & qu’ordinairement elle lui est de beaucoup supérieure. Voyez Faculté appétitive.

Mais quoique l’objet de l’appétit vital soit bien sensible, que les mouvemens spontanés, ou les effets que nous leur attribuons, ne soient point contestés, bien des gens ne conviendront point de la réalité de cette puissance active ; ils opposeront, 1°. que nous ne sentons point que notre ame opere ces effets ; 2°. que notre ame n’est pas la maîtresse de les suspendre quand elle veut, ni de les varier à son gré.

Pour résoudre ces difficultés, nous avancerons, 1°. que nous n’avons pas des idées réfléchies de toutes les opérations de notre ame, de toutes ses facultés actives, & de leur exercice ; & cela parce qu’il n’a pas plû au Créateur de rendre l’ame unie au corps humain, capable de toutes ces sortes d’idées, ou, pour mieux dire, parce qu’il n’a pas jugé que les idées réfléchies de toutes ces opérations nous fussent nécessaires pour la conservation de notre individu, ou pour les besoins des deux substances dont nous sommes composés ; qu’il a jugé au contraire que quelques-unes de ces opérations s’exerceroient mal si nous en avions des idées réfléchies, & que nous en abuserions si elles étoient soûmises à notre volonté. 2°. Nous prétendons que la faculté vitale que nous reconnoissons dans l’ame unie au corps humain, est une puissance non-raisonnable, un appétit aveugle & distinct de la volonté & de la liberté, tel que les Grecs l’ont reconnu sous le nom d’ὁρμὴ, qu’ils définissoient pars animi rationis expers, & dans lequel, au rapport de Cicéron, les anciens philosophes plaçoient tum motus iræ, tum cupiditatis. Au moyen de cette faculté vitale, ou de cet appétit que Dieu a imprimé dans l’ame, de cette force nécessaire, non-éclairée, & assujettie aux lois qu’il lui a imposées, il est aisé de comprendre que notre ame fait joüer nos organes vitaux, sans que nous sentions qu’elle opere, & sans que nous soyons les maîtres de gouverner leur jeu à notre gré, ou, ce qui est presque le même, sans que nous pussions abuser du pouvoir qu’a notre ame de les mettre en jeu.

On repliquera qu’une faculté non-raisonnable est incompatible avec une substance spirituelle, dont l’essence semble ne consister que dans la pensée ou dans la puissance de raisonner. A cela je réponds, 1°. que nous ne connoissons pas parfaitement l’essence de l’ame, non plus que ses différentes modifications : 2°. que l’ame unie au corps humain, a des propriétés qu’elle n’auroit pas, si elle n’étoit qu’un pur esprit, un esprit non uni à un corps, comme je l’ai observé plus haut ; ainsi, quoiqu’on ne conçoive pas dans un pur esprit une faculté non-raisonnable, un appétit ou une tendance tout-à-fait aveugle, on n’est pas en droit de nier une pareille propriété dans un esprit uni au corps humain, sur-tout lorsque les effets nous obligent de l’admettre, & qu’elle est nécessaire aux besoins de la substance spirituelle & de la substance corporelle unies ensemble.

Pour faire mieux comprendre comment l’ame peut avoir une faculté active non-raisonnable, un appétit différent de la volonté & de la liberté, une tendance aveugle & nécessaire, supposons, comme une chose avoüée de presque tout le monde, que

l’ame réside, ou, pour mieux dire, qu’elle exerce ses différentes facultés dans un de nos organes intérieurs d’où partent tous les filets des nerfs qui se distribuent dans toutes les parties du corps : supposons encore, comme une chose incontestable, que cet organe privilégié qu’on appelle sensorium commune, a une certaine étendue, telle que l’Anatomie nous la démontre dans la substance médullaire du cerveau, du cervelet, de la moëlle alongée & épiniere, où l’on place communément l’origine de tous les nerfs : supposons aussi que quoiqu’il n’y ait guere de parties qui ne reçoivent des nerfs du cerveau & du cervelet, ou de l’une & de l’autre moëlle, cependant les nerfs qui se repandent dans les organes des sens extérieurs, & dans toutes les parties qui exécutent des mouvemens volontaires, viennent principalement de la substance médullaire du cerveau ou du corps calleux ; que ceux qui se distribuent dans les organes vitaux, & dans toutes les parties qui n’ont que des mouvemens spontanés, ne partent la plûpart que du cervelet ou de la moëlle alongée ; & qu’aux parties qui ont des mouvemens sensiblement mixtes, ou en partie volontaires & en partie involontaires, il vient des nerfs du cerveau & du cervelet, ou de l’une & de l’autre moëlle : ou si l’on veut que la plûpart des nerfs qui se distribuent en organes vitaux, viennent du corps calleux. Supposons que l’endroit du corps calleux d’où ils partent, est différent de celui d’où naissent les nerfs destinés aux mouvemens volontaires. Supposons enfin que Dieu, en unissant l’esprit humain à un corps, a établi cette loi, que toutes les fois que l’ame auroit des perceptions claires, feroit des réflexions libres, ou exerceroit des actes de volonté & de liberté, les fibres du corps calleux, ou d’une partie du corps calleux seroient affectées ; & réciproquement qu’aux affections de ces fibres répondroient des idées claires, & toutes les modifications de l’ame qui emportent avec elles un sentiment intérieur ; & que toutes les fois que l’ame auroit des sensations obscures, qu’elle ne réfléchiroit point sur ses appétits, & qu’elle agiroit nécessairement & aveuglément, les fibres d’une autre partie du corps calleux, du cervelet ou de la moëlle alongée, seroient affectées ; & réciproquement, que des affections de ces fibres naîtroient des modifications dans l’ame, qui ne seroient suivies d’aucun sentiment intérieur.

Cela posé, on comprendra aisément la distinction des facultés de l’ame en libres & en nécessaires ; & toutes les difficultés qu’on pourroit faire contre l’appétit vital, s’évanoüiront.

Au reste ces suppositions ne doivent révolter personne, &, à la derniere près, il seroit aisé d’en donner des preuves tirées de l’Anatomie : pour celle-ci, il nous suffit qu’elle ne répugne ni à la puissance de Dieu, ni à sa volonté, ni à la nature des deux substances unies.

Mais ce n’est pas tout : je puis encore appuyer cette derniere supposition sur des observations qui ne paroîtront point suspectes ; on en trouvera deux qui ont été tirées des volumes de l’académie royale des Sciences, dans le premier tome de l’Encyclopédie, au mot Ame, pages 342. & 343. Il résulte de ces observations, que de l’altération du corps calleux, ou de l’une de ses parties, s’ensuit la perte de la raison, de la connoissance, des sens extérieurs & des mouvemens volontaires, mais non l’abolition des mouvemens vitaux, puisque les malades dont il est question ne sont pas morts brusquement, & que l’un d’eux reprenoit connoissance dès que le corps calleux cessoit d’être comprimé. Il falloit donc que l’ame exerçât alors dans une partie du corps calleux non comprimée, ou dans la moëlle alongée, d’autres opérations qui ne supposent aucune idée réflé-