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bliotheque de d’Herbelot, à l’Histoire orientale d’Hottinger, ou à d’autres érudits, qui ont discuté l’incertitude de toutes les traditions qu’on a débitées sur le compte de ce fabuliste étranger.

Mais Pilpay ou Bidpay paroît plus digne de nous arrêter un moment. Quoique ce rare esprit ait gouverné l’Indostan sous un puissant empereur, il n’en étoit pas pour cela moins esclave ; car les premiers ministres des souverains, & sur-tout des despotes, le sont encore plus que leurs moindres sujets : aussi Pilpay renferma sagement sa politique dans ses fables, qui devinrent le livre d’état & la discipline de l’Indostan. Un roi de Perse digne du throne, prévenu de la beauté des maximes de l’auteur, envoya recueillir ce thrésor sur les lieux, & fit traduire l’ouvrage par son premier medecin. Les Arabes lui ont aussi décerné l’honneur de la traduction, & il est demeuré en possession de tous les suffrages de l’Orient. J’accorderois volontiers à M. de la Mothe que les fables de Pilpay ont plus de réputation que de valeur ; qu’elles manquent par le naturel, l’unité & la justesse des pensées ; & que de plus elles sont un composé bisarre d’hommes & de génies dont les avantures se croisent sans cesse. Mais d’un autre côté Pilpay est inventeur, & ce mérite compensera toûjours bien des défauts.

Enfin le célebre Lafontaine a paru pour effacer tous les fabulistes anciens & modernes ; j’ose même y comprendre Esope & Phedre réunis. Si le Phrygien a la premiere gloire de l’invention, le François a certainement celle de l’art de conter, c’est la seconde ; & ceux qui le suivront, n’en acquerront jamais une troisieme.

Envain un excellent critique des amis de Lafontaine, M. Patru, voulut le dissuader de mettre ses fables en vers ; envain il lui représenta que leur principal ornement étoit de n’en avoir aucun ; que d’ailleurs la contrainte de la poésie, jointe à la sévérité de notre langue, l’embarrasseroit continuellement, & banniroit de la plûpart de ses récits la briéveté, qu’on peut en appeller l’ame, puisque sans elle il faut nécessairement que la fable languisse. Lafontaine par son heureux génie surmonta tous ces obstacles, & fit voir que les graces du laconisme ne sont pas tellement ennemies des muses françoises, que l’on ne puisse dans le besoin les faire aller ensemble.

Nourri des meilleurs ouvrages du siecle d’Auguste, qu’il ne cessoit d’étudier, tantôt il a répandu dans ses fables une érudition enjoüée, dont ce genre d’écrire ne paroissoit pas susceptible ; tantôt, comme dans le paysan du Danube, il a saisi le sublime de l’éloquence. Mille autres beautés sans nombre qui nous enchantent & nous intéressent, brillent de toutes parts dans ses fables ; & plus on a de goût, plus on est éclairé, plus on est capable de les sentir. Quelle admirable naïveté dans le style & le récit ! Combien d’esprit voilé sous une simplicité apparente ! Quel naturel ! quelle facilité de tours & d’idées ! quelle connoissance des travers du cœur humain ! quelle pureté dans la morale ! quelle finesse dans les expressions ! quel coloris dans les peintures. Voyez l’article Fable, où l’on a si bien développé en quoi consiste le charme de celles de Lafontaine.

Ce mortel, unique dans la carriere qu’il a courue, né à Château-Thierry en 1621, mort à Paris en 1695, est le seul des grands hommes de son tems qui n’eut point de part aux bienfaits de Louis XIV. Il y avoit droit par son mérite & par sa pauvreté. Cet homme célebre, ajoûte M. de Voltaire, réunissoit en lui les graces, l’ingénuité, & la crédulité d’un enfant : il a beaucoup écrit contre les femmes, & il eut toûjours le plus grand respect pour elles : il faisoit des vers licencieux, & il ne laissa jamais échapper au-

cune équivoque ; si fin dans ses ouvrages, si simple

dans son maintien & dans ses discours, si modeste dans ses productions, que M. de Fontenelle a dit plaisamment que c’étoit par bêtise qu’il préféroit les fables des anciens aux siennes ; en effet il a presque toûjours surpassé ses originaux, sans le croire & sans s’en douter.

Il a tiré d’Esope, de Phedre, d’Aviénus, de Faërne, de Pilpay, & de quelques autres écrivains moins connus, plusieurs de ses sujets ; mais comment les rend-t-il ? toûjours en les ornant & les embellissant, au point que toutes les beautés sont de lui, & les défauts, s’il y en a, sont des autres. Par exemple, le fond de la fable intitulée, le meûnier, son fils & l’âne, est empruntée de l’agaso de Frideric Widebrame, que Dornavius a donné dans l’amphitheatrum sapientiæ socraticæ, tom. I. pag. 502. in-fol. Hanovr. 1619. Dans l’auteur latin c’est un récit sans grace, sans sel & sans finesse ; dans le poëte françois c’est un chef-d’œuvre de l’art, une fable unique en son genre, une fable qui vaut un poëme entier. Chose étonnante ! tout prend des charmes sous la plume de cet aimable auteur, jusqu’aux inégalités & aux négligences de sa poésie. D’ailleurs on ne trouve nulle part une façon de narrer plus ingénieuse, plus variée, plus séduisante ; & cela est si vrai, que ses fables sont peut-être le seul ouvrage dont le mérite ne soit ni balancé ni contredit par personne en aucun pays du monde.

En un mot, le beau génie de Lafontaine lui a fait rencontrer dans ce genre de composition mille & mille traits qui paroissent tellement propres à son sujet, que le premier mouvement du lecteur est de ne pas douter qu’il ne les trouvât aussi-bien que lui. C’est-là vraissemblablement une des raisons qui ont engagé plusieurs poëtes à l’imiter ; & tous, sans en excepter M. de la Mothe, avec trop peu de succès.

Nous ne prétendons pas nier qu’il ne se trouve dans les fables de ce dernier écrivain, de la justesse, une composition réguliere, une invention ingénieuse, quantité d’excellentes tirades, d’endroits pleins d’esprit, de finesse & de délicatesse ; mais il n’y a point ce beau naturel qui plaît tant dans Lafontaine. M. de la Mothe n’a point attrapé les graces simples & ingénues du fablier de madame de Bouillon ; il semble qu’il réfléchissoit plus qu’il ne pensoit, & qu’il avoit plus de talent pour décrire que pour peindre. Voyez encore à ce sujet l’article Fable.

On loüa excessivement celles de M. de la Mothe, lorsqu’il les récita dans les assemblées publiques de l’Académie Françoise ; mais quand elles furent imprimées, elles ne soûtinrent plus les mêmes éloges. Quelques personnes se souviennent encore d’avoir oüi raconter qu’un de ses plus zélés partisans avoit donné à son neveu deux fables à apprendre par cœur, l’une de Lafontaine, & l’autre de la Mothe. L’enfant, âgé de six à sept ans, avoit appris promptement celle de Lafontaine, & n’avoit jamais pû retenir un vers de celle de la Mothe.

Il ne faut pas croire que le public ait un caprice injuste, quand il a improuvé dans les fables de la Mothe des naïvetés qu’il paroît avoir adoptées pour toûjours dans celles de Lafontaine : ces naïvetés ne sont point les mêmes. Que Lafontaine appelle un chat qui est pris pour juge, sa majesté fourrée, cette épithete fait une image simple, naturelle & plaisante ; mais que M. de la Mothe appelle un cadran un greffier solaire, cette idée alambiquée révolte, parce qu’elle est sans justesse & sans graces.

Je suis bien éloigné de faire ces réflexions pour jetter le moindre ridicule sur le mérite distingué d’un homme des plus estimables que la France ait eus dans les Lettres, & dont l’odieuse envie n’a pû ternir la gloire. M. Houdart de la Mothe, mort sexagénaire à