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me. Voilà le dessein brillant & varié que le poëte fournissoit au musicien. Voyez l’air froid, monotone & sans expression, qui a été fait par Lulli.

On regarde comme très-défectueux le quatrieme acte d’Armide ; on se demande avec surprise depuis plus de 60 ans, comment un poëte a pû imaginer un acte si misérable. Seroit-il possible que sur ce point, si peu contesté, on fût tombé dans une prodigieuse erreur ? & quelqu’un oseroit-il prétendre aujourd’hui que le quatrieme acte d’Armide, reconnu généralement pour mauvais, auroit paru peut-être, quoique dans un genre différent, aussi agréable que les quatre autres, si Lulli avoit rempli le plan fourni par Quinault ? Avant de se récrier sur cette proposition (que pour le bien de l’art on ne craint pas de mettre en-avant), qu’on daigne se ressouvenir qu’il n’y a pas trente ans qu’on s’est avisé d’avoir quelque estime pour Quinault ; qu’avant cette époque, & sur-tout pendant la vie de Lulli, qui joüissoit de la faveur de la cour & du despotisme du théatre, toutes les beautés de leurs opera étoient constamment rapportées au musicien ; & que le peu de vices que le défaut d’expérience des spectateurs y laissoit appercevoir, étoit sans examen rejetté sur le poëte. On sait que Quinault étoit un homme modeste & tranquille, que Lulli n’avoit pas honte de laisser croire à la cour & au public, fort au-dessous de lui. Après cette observation, qu’on examine Armide ; qu’on réfléchisse sur la position du poëte & du musicien, sur le dessein donné, & sur la maniere dont il a été exécuté.

L’amour le plus tendre, déguisé sous les traits du dépit le plus violent dans le cœur d’une femme toute-puissante, est le premier tableau qui nous frappe dans cet opera. Si l’amour l’emporte sur la gloire, sur le dépit, sur tous les motifs de vengeance qui animent Armide, quels moyens n’employera pas son pouvoir (qu’on a eu l’art de nous faire connoître immense) pour soûtenir les intérêts de son amour ? Dans le premier acte, son cœur est le joüet tour-à-tour de tous les mouvemens de la passion la plus vive : dans le second elle vole à la vengeance, le fer brille, le bras est prêt à frapper ; l’amour l’arrête, & il triomphe. L’amant & l’amante sont transportés au bout de l’univers ; c’est-là que la foible raison d’Armide combat encore ; c’est-là qu’elle appelle à son secours la haine qu’elle avoit crû suivre, & qui ne servoit que de prétexte à l’amour. Les efforts redoublés de cette divinité barbare cedent encore la victoire à un penchant plus fort. Mais la haine menace : outre les craintes si naturelles aux amans, Armide entend encore un oracle fatal qui, en redoublant ses terreurs, doit ranimer sa prévoyance. Telle est la position du poëte & du musicien au quatrieme acte.

Voilà donc Armide livrée sans retour à sa tendresse. Instruite par son art de l’état du camp de Godefroy, joüissant des transports de Renaud, elle n’a que sa fuite à craindre ; & cette fuite, elle ne peut la redouter qu’autant qu’on pourra détruire l’enchantement dans lequel sa beauté, autant que le pouvoir de son art, a plongé son heureux amant. Ubalde cependant & le chevalier Danois s’avancent ; & cet épisode est très-bien lié à l’action principale, lui est nécessaire, & forme un contre-nœud extrèmement ingénieux. Armide, que je ne puis pas croire tranquille, va donc développer ici tous les ressorts, tous les efforts, toutes les ressources de son art, pour arrêter les deux seuls ennemis qu’elle ait à craindre. Tel est le plan donné, & quel plan pour la musique ! Tout ce que la magie a de redoutable ou de séduisant, les tableaux de la plus grande force, les images les plus voluptueuses, des embrasemens, des orages, des tremblemens de terre, des fêtes brillantes, des enchantemens délicieux ; voilà ce que Quinault demandoit dans cet acte : c’est-là le plan qu’il a tracé,

que Lulli auroit dû suivre, & terminer en homme de génie par un entr’acte, dans lequel la magie auroit fait un dernier effort terrible, pour contraster avec la volupté qui devoit régner dans l’acte suivant.

Qu’on se représente cet acte exécuté de cette maniere, & qu’on le compare avec le plat assemblage des airs que Lulli y a faits ; qu’on daigne se ressouvenir de l’effet qu’a produit une fête très peu estimable par sa composition, qui y a été ajoûtée lors de la derniere reprise, & qu’on décide ensuite s’il est possible à un poëte d’imaginer un plus beau plan, & à un musicien de le manquer d’une façon plus complete.

C’est donc le défaut seul d’expression dans la musique de cette partie d’Armide, qui l’a rendue froide, insipide, & indigne de toutes les autres. Telle est la suite sûre du défaut d’expression du musicien dans les grands desseins qui lui sont tracés : c’est toûjours sur l’effet qu’on les juge ; exprimés, ils paroissent sublimes ; sans expression, on ne les apperçoit pas, ou s’ils font quelque sensation, c’est toûjours au desavantage du poëte.

Mais ce n’est pas seulement dans ses symphonies que Lulli est repréhensible sur ce point ; ses chants, à l’exception de son récitatif, dont on ne parle point ici, & qu’on se propose d’examiner ailleurs (voyez Récitatif), n’ont aucune expression par eux-mêmes, & celle qu’on leur trouve n’est que dans les paroles auxquelles ils sont unis. Pour bien développer cette proposition, qui heurte de front un préjugé de près de quatre-vingts ans, il faut remonter aux principes.

La Musique est une imitation, & l’imitation n’est & ne peut être que l’expression véritable du sentiment qu’on veut peindre. La Poésie exprime par les paroles, la Peinture par les couleurs, la Musique par les chants ; & les paroles, les couleurs, les chants doivent être propres à exprimer ce qu’on veut dire, peindre ou chanter.

Mais les paroles que la Poésie employe, reçoivent de l’arrangement, de l’art, une chaleur, une vie qu’elles n’ont pas dans le langage ordinaire ; & cette chaleur, cette vie doivent acquérir un chant, par le secours d’un second art qui s’unit au premier, une nouvelle force, & c’est-là ce qu’on nomme expression en Musique. On doit donc trouver dans la bonne Musique vocale, l’expression que les paroles ont par elles-mêmes ; celle qui leur est donnée par la poésie ; celle qu’il faut qu’elles reçoivent de la musique ; & une derniere qui doit réunir les trois autres, & qui leur est donnée par le chanteur qui les exécute.

Or, en général, la musique vocale de Lulli, autre, on le répete, que le pur récitatif, n’a par elle-même aucune expression du sentiment que les paroles de Quinault ont peint. Ce fait est si certain, que sur le même chant qu’on a si long-tems crû plein de la plus forte expression, on n’a qu’à mettre des paroles qui forment un sens tout-à-fait contraire, & ce chant pourra être appliqué à ces nouvelles paroles, aussi bien pour le moins qu’aux anciennes. Sans parler ici du premier chœur du prologue d’Amadis, où Lulli a exprimé éveillons-nous comme il auroit fallu exprimer endormons-nous, on va peindre pour exemple & pour preuve un de ses morceaux de la plus grande réputation.

Qu’on lise d’abord les vers admirables que Quinault met dans la bouche de la cruelle, de la barbare Méduse :


Je porte l’épouvante & la mort en tous lieux,
Tout se change en rocher à mon aspect horrible.
Les traits que Jupiter lance du haut des cieux,
N’ont rien de si terrible
Qu’un regard de mes yeux.

Il n’est personne qui ne sente qu’un chant qui se-