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lement pour les crimes, elle fut pratiquée dans mille autres occasions différentes ; ainsi ces mots si fréquens chez les anciens, expiare, lustrare, purgare, februare, signifioient faire des actes de religion pour effacer quelque faute ou pour détourner des malheurs, à l’occasion des objets que la folle superstition présentoit comme de sinistres présages. Tout ce qui sembloit arriver contre l’ordre de la nature, prodiges, monstres, signes célestes, étoit autant de marques du courroux des dieux ; & pour en éviter l’effet, on inventa des cérémonies religieuses qu’on crut capables de l’éloigner. Comme on se forma des dieux tels que les inspiroit ou la crainte ou l’espérance, on établit à leur honneur un culte où ces deux passions trouverent leur compte : il ne faut donc pas être surpris de voir tant d’expiations en usage parmi les Payens. Les principales, dont je vais parler en peu de mots, se faisoient pour l’homicide, pour les prodiges, pour purifier les villes, les temples & les armées. On trouvera dans le recueil de Grœvius & de Gronovius, des traités pleins d’érudition sur cette matiere.

1°. De toutes les sortes d’expiations, celles qu’on employoit pour l’homicide, étoient les plus graves dès les siecles héroïques. Lorsque le coupable se trouvoit d’un haut rang, les rois eux-mêmes ne dédaignoient pas de faire la cérémonie de l’expiation : ainsi dans Apollodre, Copréus qui avoit tué Iphite, est expié par Eurysthée roi de Mycenes ; dans Hérodote, Adraste vient se faire expier par Crésus roi de Lydie ; Hercule est expié par Céix roi de Trachine ; Oreste, par Démophoon roi d’Athenes ; Jason, par Circé, souveraine de l’île d’Æa. Apollodore, Argonautic. lib. IV. nous a laissé un grand détail de la cérémonie de cette derniere expiation, qu’il est inutile de transcrire.

Cependant tous les coupables de meurtre involontaire n’expioient pas leur faute avec tant d’appareil ; il y en avoit qui se contentoient de se laver simplement dans une eau courante : c’est ainsi qu’Achille se purifia après avoir tué le roi des Léleges. Ovide parle de plusieurs héros qui avoient été purifiés de cette maniere ; mais il ajoûte qu’il faut être bien crédule pour se persuader qu’on puisse être purgé d’un meurtre à si peu de frais :

Ah nimiùm faciles qui tristia crimina cædis
Flumineâ tolli posse putatis aquâ.

Fast. lib. II. 45.

Les Romains, dans les beaux jours de la république, avoient pour l’expiation de l’homicide des cérémonies plus sérieuses que les Grecs. Denys d’Halicarnasse rapporte comment Horace fut expié pour avoir tué sa sœur ; voici le passage de cet historien : « Après qu’Horace fut absous du crime de parricide, le roi, convaincu que dans une ville qui faisoit profession de craindre les dieux, le jugement des hommes ne suffit pas pour absoudre un criminel, fit venir les pontifes, & voulut qu’ils appaisassent les dieux & les génies, & que le coupable passât par toutes les épreuves qui étoient en usage pour expier les crimes où la volonté n’avoit point eu de part. Les pontifes éleverent donc deux autels, l’un à Junon protectrice des sœurs, l’autre au génie du pays. On offrit sur ces autels plusieurs sacrifices d’expiation, après lesquels on fit passer le coupable sous le joug ».

La seconde sorte d’expiation publique avoit lieu dans l’apparition des prodiges extraordinaires, & étoit une des plus solennelles chez les Romains. Alors le sénat, après avoir consulté les livres sibyllins, ordonnoit des jours de jeûne, des fêtes, des prieres, des sacrifices, des lectisternes, pour détourner les malheurs dont on se croyoit menacé ; toute la ville

étoit dans le deuil & dans la consternation, tous les temples étoient ornés, les sacrifices expiatoires renouvellés, & les lectisternes préparés dans les places publiques. Voyez Lectisterne.

La troisieme sorte d’expiation se pratiquoit pour purifier les villes. La plûpart avoient un jour marqué pour cette cérémonie, elle se faisoit à Rome le 5 de Février. Le sacrifice qu’on y offroit, se nommoit amburbium, selon Servius ; & les victimes que l’on immoloit, s’appelloient amburbiales, au rapport de Festus. Outre cette fête, il y en avoit une tous les cinq ans pour expier tous les citoyens de la ville ; & c’est du mot lustrare, expier, que cet espace de tems a pris le nom de lustre. Les Athéniens porterent encore plus loin ces sortes de purifications, car ils en ordonnerent pour les théatres & pour les places où se tenoient les assemblées publiques.

Une quatrieme sorte d’expiation, étoit celle des temples & des lieux sacrés : si quelque criminel y mettoit les piés, le lieu étoit profané, il falloit le purifier. Œdipe exilé de son pays, alla par hasard vers Athenes, & s’arrêta dans un bois sacré près du temple des Euménides ; les habitans sachant qu’il étoit criminel l’obligerent aux expiations nécessaires. Ces expiations consistoient à couronner des coupes sacrées, de laine récemment enlevée de la toison d’une jeune brebis ; à des libations d’eau tirées de trois sources ; à verser entierement & d’un seul jet la derniere libation, le tout en tournant le visage vers le soleil : enfin il falloit offrir trois fois neuf branches d’olivier (nombre mystérieux), en prononçant une priere aux Euménides. Œdipe, que son état rendoit incapable de faire une pareille cérémonie, en chargea Ismene sa fille.

La cinquieme & derniere sorte d’expiation publique, étoit celle des armées, qu’on purifioit avant & après le combat : c’est ce qu’on nommoit armilustrie. Homere décrit au premier livre de l’Iliade, l’expiation qu’Agamemnon fit de ses troupes. Voyez Armilustrie.

Outre ces expiations, il y en avoit encore pour être initié aux grands & petits mysteres de Cérès, à ceux de Mythra, aux Orgies, &c. Il y en avoit même pour toutes les actions de la vie un peu importantes, les noces, les sunérailles, les voyages. Enfin le peuple recouroit aux purifications dans tout ce qu’il estimoit être de mauvais augure, la rencontre d’une belette, d’un corbeau, d’un lievre ; un songe, un orage imprévû, & pareilles sottises. Il est vrai que pour ces sortes d’expiations particulieres il suffisoit quelquefois de se laver ou de changer d’habits ; d’autres fois on employoit l’eau, le sel, l’orge, le laurier & le fer pour se purifier :

Et vanum ventura hominum genus omina noctis
Farre pio placant, & saliente sale.

Tibull. lib. III. eleg. jv. vers. 5.

On croiroit, après ce détail, que tout sans exception s’expioit dans le Paganisme ; cependant on se tromperoit beaucoup, car il paroît positivement par un passage tiré du livre des Pontifes, que cite Cicéron (leg. lib. II.) qu’il y avoit chez les Romains, comme chez les Grecs, des crimes inexpiables : sacrum commissum quod neque expiari poterit, impiè commissum est : quod expiari poterit, publici sacerdotes expianto. Tel est ce passage décisif, auquel je crois pouvoir ajoûter ici le commentaire de l’auteur de l’Esprit des lois, parce que son parallele entre le Christianisme & le Paganisme sur les crimes inexpiables, est un des plus beaux morceaux de cet excellent livre ; il mériteroit d’être gravé au frontispice de tous les ouvrages théologiques sur cette importante matiere.

« La religion payenne (dit M. de Montesquieu), cette religion qui ne défendoit que quelques cri-