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sa nature. Il suit de ce dedain marqué pour les recherches les plus essentielles, que ces mêmes maîtres dès qu’ils ne sont pas éclairés sur ce que peut l’animal & sur ce qu’il ne peut, ne sauroient en asservir constamment l’action aux nombres, aux tems & aux mesures dont elle est susceptible : ainsi la partie du manege qu’ils ont embrassée par préférence, est absolument imparfaite entre leurs mains. Voyez Manege. On doit en second lieu, après l’éducation qu’ils ont reçûe, présumer que les moyens d’acquérir leur seroient plus faciles qu’à des ouvriers dont on n’a mû que le bras, & dont l’esprit est en quelque façon condamné à demeurer toûjours brut & oisif. Or tant que leur vanité se croira intéressée à morceller & à démembrer l’art qu’ils professent, pour ne s’attacher encore que foiblement à ce qui dans ce même art les satisfait & les amuse ; il est certain qu’il ne parviendra jamais dans aucune de ses branches au degré d’accroissement, & au période lumineux où il seroit également possible & avantageux de le porter. Que toutes les parties en soient en effet exactement cultivées, chacune d’elles sera moins éloignée de la perfection, & elles recevront les unes des autres un nouveau jour & de nouveaux appuis : alors nous vanterons plûtôt notre raison éclairée par des principes sûrs, que cette vaine habitude, qui n’a de l’expérience que le nom, & qui comme une espece de manteau très à la mode, est communément le vêtement de l’amour-propre & l’enveloppe de l’ignorance : alors nous plierons beaucoup plus aisément & avec plus de succès l’animal à toutes nos volontés, parce que nous saurons ne le travailler que conformément aux lois de sa propre structure : outre le savant usage que nous en ferons, nous n’aurons pas à nous reprocher notre impuissance en ce qui regarde sa conservation, & en ce qui concerne la multiplication de l’espece. Nous formerons des sujets utiles à l’état, utiles à eux-mêmes, capables de rendre les services les plus essentiels dans l’administration des haras, & de préserver le royaume de ces pertes fréquentes qui le plongent dans un épuisement total, & auxquelles il sera sans cesse exposé, jusqu’à ce qu’on remédie à l’impéritie des maréchaux, mal véritablement plus funeste & plus redoutable par sa constance & par ses effets, que les épidémies les plus cruelles.

L’éducation des académies peche encore par notre peu d’attention à tourner l’esprit des jeunes gens, sur les objets qui doivent principalement occuper le reste de leur vie. On ne leur donne pas la moindre idée des devoirs qu’ils contracteront. Ils entrent dans des régimens, sans savoir qu’il est un code & des élémens de l’Art militaire. Ils n’ont aucun maître qui leur explique, & qui puisse leur faire extraire avec fruit les bons ouvrages relatifs au métier auquel on les destine, tels que les principes de la guerre du maréchal de Puysegur, les commentaires sur Polybe du chevalier Follard, les mémoires de Feuquieres, &c. ensorte qu’ils ne cheminent dans leur corps, que parce que l’ancienneté, & non le mérite, y regle les rangs, & qu’ils n’y vivent que dans cette dépendance aveugle faite pour le soldat, mais non pour des gentilshommes dont l’obéissance sage & raisonnée est dans la suite un titre de plus pour commander dignement.

La réalité des ressources qu’ils trouvent dans les langues étrangeres, sur-tout dans celles des pays qui sont le théatre ordinaire de nos guerres, nous impose l’obligation d’attacher à nos écoles des professeurs en ce genre. Nous devrions y joindre des maîtres versés dans la connoissance des intérêts des diverses nations. Tels de nos éleves apportent en naissant un esprit de souplesse & d’intrigue, fait pour démêler & pour mouvoir les différens ressorts des gouverne-

mens ; la moindre culture les eût rendus propres à

de grandes choses, aux négociations les plus épineuses & qui demandent le plus d’adresse ; mais ce même génie, qui d’un œil actif & perçant eût pénétré le fond des affaires les plus délicates, & en eût découvert en un moment toutes les faces & toutes les suites, se perd & s’égare dès qu’il est négligé, & ne nous montre dans ces hommes, dont les talens restent enfoüis, que des politiques obscurs, dignes à peine d’occuper une place dans ces cercles, où par une sorte de délire une foule de sujets oisifs apprécient, reglent, & prédisent ce qui se passe dans l’intérieur du cabinet des souverains.

L’étude de l’Histoire seconderoit nos vûes à cet égard, d’autant plus que les gentilhommes confiés à nos soins sont dans un âge où non-seulement il leur convient de l’apprendre, mais où il leur appartient d’en juger. Il en est de cette science comme de toutes les autres, elles ne sont profitables qu’autant qu’elles nous deviennent propres. Non vita, pourroient dire les enfans dans les colléges, sed schola discimus (Sen. ep. 106. in fine) : ne nous occupons donc point à surcharger vainement leur mémoire ; ce que l’on dépose uniquement entre les mains de cette gardienne infidele n’est d’aucune valeur, parce que savoir par cœur n’est pas savoir ; ce qu’on sait véritablement, on en dispose, & d’ailleurs la date de la ruine de Carthage doit moins attacher un jeune homme que les mœurs d’Annibal & de Scipion. Observons encore que le jugement humain est éclairé par la fréquentation du monde ; or de jeunes gens trouvent dans ces archives, où les actions des hommes sont consacrées, un monde qui n’est plus, mais qui semble exister & revivre encore pour eux ; elles ne nous offrent, selon un des plus beaux génies de notre siecle, « qu’une vaste scene de foiblesses, de fautes, de crimes, d’infortunes, parmi lesquelles on voit quelques vertus & quelques succès, comme on voit des vallées fertiles dans une longue chaîne de rochers & de précipices ». Le theatre sur lequel nous joüons nous-mêmes un rôle plus ou moins brillant, ne présente que ce spectacle à qui sait l’envisager ; mais l’histoire, en nous rappellant à des jours que la nuit des tems nous auroit infailliblement dérobés, multiplie les exemples & nous fait participer à des faits & à des révolutions dont la vie la plus longue ne nous auroit jamais rendus les témoins : par elle nos connoissances & nos affections s’étendent encore, nos vûes bien loin d’être bornées & concentrées sur les objets qui frappent nos yeux, embrassent tout l’univers ; & ce livre énorme qui constate la variation perpétuelle & surprenante de tant d’humeurs, de sectes, d’opinions, de lois & de coûtumes, ne peut enfin que nous apprendre à juger sainement des nôtres.

La religion & la probité s’étayent mutuellement & ne se séparent point : que l’on inspire à la jeunesse des sentimens d’honneur, elle ne s’écartera point des principes, qui, dès sa plus tendre enfance, doivent avoir été imprimés dans son cœur. Mais on doit substituer à des pratiques ridicules, à des démonstrations superstitieuses, à des déchiremens de vêtemens, à des actes de manie & de desespoir, à toutes les inépties, en un mot, dans lesquelles consistent toutes les instructions que la plûpart des jeunes gens reçoivent dans certains colléges, & qui les menent plûtôt à l’idiotisme ou au mépris de la religion qu’au ciel, des leçons sur des vérités importantes qu’on leur a laissé ignorer ; ils y puiseront la vraie science des mœurs, & la connoissance de cette vertu aimable & non farouche, qui ne se permet que ce qu’elle peut se permettre, & qui sait joüir & posséder.

Quant aux maîtres de Musique & d’Instrumens, le délassement ainsi que le desir & le besoin de plaire