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L’état interne d’un homme est changé, quand de sain il devient malade, de gai triste, &c. car ces dispositions du corps & de l’esprit sont des modes, & résident dans l’homme même. Mais celui qui de riche se transforme en pauvre, ne perd que son état externe en perdant son droit sur des biens qui étoient placés hors de lui. Cet article est de M. Formey.

Etat de Nature, (Droit nat.) C’est proprement & en général l’état de l’homme au moment de sa naissance : mais dans l’usage ce mot a différentes acceptions.

Cet état peut être envisagé de trois manieres ; ou par rapport à Dieu ; ou en se figurant chaque personne telle qu’elle se trouveroit seule & sans le secours de ses semblables ; ou enfin selon la relation morale qu’il y a entre tous les hommes.

Au premier égard, l’état de nature est la condition de l’homme considéré en tant que Dieu l’a fait le plus excellent de tous les animaux ; d’où il s’ensuit qu’il doit reconnoître l’Auteur de son existence, admirer ses ouvrages, lui rendre un culte digne de lui, & se conduire comme un être doüé de raison : desorte que cet état est opposé à la vie & à la condition des bêtes.

Au second égard, l’état de nature est la triste situation où l’on conçoit que seroit réduit l’homme, s’il étoit abandonné à lui-même en venant au monde : en ce sens l’état de nature est opposé à la vie civilisée par l’industrie & par des services.

Au troisieme égard, l’état de nature est celui des hommes, entant qu’ils n’ont ensemble d’autres relations morales que celles qui sont fondées sur la liaison universelle qui résulte de la ressemblance de leur nature, indépendamment de toute sujétion. Sur ce pié-là, ceux que l’on dit vivre dans l’état de nature, ce sont ceux qui ne sont ni soûmis à l’empire l’un de l’autre, ni dépendans d’un maître commun : ainsi l’état de nature est alors opposé à l’état civil ; & c’est sons ce dernier sens que nous allons le considérer dans cet article.

Cet état de nature est un état de parfaite liberté ; un état dans lequel, sans dépendre de la volonté de personne, les hommes peuvent faire ce qui leur plaît, disposer d’eux & de ce qu’ils possedent comme ils jugent à-propos, pourvû qu’ils se tiennent dans les bornes de la loi naturelle.

Cet état est aussi un état d’égalité, ensorte que tout pouvoir & toute jurisdiction est réciproque : car il est évident que des êtres d’une même espece & d’un même ordre, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les mêmes facultés, doivent pareillement être égaux entr’eux, sans nulle subordination ; & cet état d’égalité est le fondement des devoirs de l’humanité. Voyez Egalité.

Quoique l’état de nature soit un état de liberté, ce n’est nullement un état de licence ; car un homme en cet état n’a pas le droit de se détruire lui-même, non plus que de nuire à un autre : il doit faire de sa liberté le meilleur usage que sa propre conservation demande de lui. L’état de nature a la loi naturelle pour regle : la raison enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux & indépendans, nul ne doit faire tort à un autre au sujet de sa vie, de sa santé, de sa liberté, & de son bien.

Mais afin que dans l’état de nature personne n’entreprenne de faire tort à son prochain, chacun étant égal, a le pouvoir de punir les coupables, par des peines proportionnées à leurs fautes, & qui tendent à réparer le dommage, & empêcher qu’il n’en arrive un semblable à l’avenir. Si chacun n’avoit pas la puissance dans l’état de nature, de réprimer les méchans, il s’ensuivroit que les magistrats d’une société politique ne pourroient pas punir un étranger, parce

qu’à l’égard d’un tel homme ils ne peuvent avoir plus de droit que chaque personne en peut avoir naturellement à l’égard d’un autre : c’est pourquoi dans l’état de nature chacun est en droit de tuer un meurtrier, afin de détourner les autres de l’homicide. Si quelqu’un répand le sang d’un homme, son sang sera aussi répandu par un homme, dit la grande loi de nature ; & Caïn en étoit si pleinement convaincu, qu’il s’écrioit, après avoir tué son frere : Quiconque me trouvera, me tuera.

Par la même raison, un homme dans l’état de nature peut punir les diverses infractions des lois de la nature, de la même maniere qu’elles peuvent être punies dans tout gouvernement police. La plûpart des lois municipales ne sont justes qu’autant qu’elles sont fondées sur les lois naturelles.

On a souvent demandé en quels lieux & quand les hommes sont ou ont été dans l’état de nature. Je réponds que les princes & les magistrats des sociétés indépendantes, qui se trouvent par toute la terre, étant dans l’état de nature, il est clair que le monde n’a jamais été & ne sera jamais sans un certain nombre d’hommes qui ne soient dans l’état de nature. Quand je parle des princes & des magistrats de sociétés indépendantes, je les considere en eux-mêmes abstraitement ; car ce qui met fin à l’état de nature, est seulement la convention par laquelle on entre volontairement dans un corps politique : toutes autres sortes d’engagemens que les hommes peuvent prendre ensemble, les laissent dans l’état de nature. Les promesses & les conventions faites, par exemple, pour un troc entre deux hommes de l’île deserte dont parle Garcilasso de la Vega dans son histoire du Pérou, ou entre un Espagnol & un Indien dans les deserts de l’Amérique, doivent être ponctuellement exécutées, quoique ces deux hommes soient en cette occasion, l’un vis-à-vis de l’autre, dans l’état de nature. La sincérité & la fidélité sont des choses que les hommes doivent observer religieusement, entant qu’Hommes, non entant que membres d’une même société.

Il ne faut donc pas confondre l’état de nature & l’état de guerre ; ces deux états me paroissent aussi opposés, que l’est un état de paix, d’assistance & de conservation mutuelle, d’un état d’inimitié, de violence, & de mutuelle destruction.

Lorsque les hommes vivent ensemble conformément à la raison, sans aucun supérieur sur la terre qui ait l’autorité de juger leurs différends, ils se trouvent précisément dans l’état de nature : mais la violence d’une personne contre une autre, dans une circonstance où il n’y a sur la terre nul supérieur commun à qui l’on puisse appeller, produit l’état de guerre ; & faute d’un juge devant lequel un homme puisse interpeller son aggresseur, il a sans doute le droit de faire la guerre à cet aggresseur, quand même l’un & l’autre seroient membres d’une même société, & sujets d’un même état.

Ainsi je puis tuer sur le champ un voleur qui se jette sur moi, qui se saisit des renes de mon cheval, arrête mon carrosse, parce que la loi qui a statué pour ma conservation, si elle peut être interposée pour assûrer ma vie contre un attentat présent & subit, me donne la liberté de tuer ce voleur, n’ayant pas le tems nécessaire pour l’appeller devant notre juge commun, & faire décider par les lois, un cas dont le malheur peut être irréparable. La privation d’un juge commun revêtu d’autorité, remet tous les hommes dans l’état de nature ; & la violence injuste & soudaine du voleur dont je viens de parler, produit l’état de guerre, soit qu’il y ait ou qu’il n’y ait point de juge commun.

Ne soyons donc pas surpris si l’histoire ne nous dit que peu de choses des hommes qui ont vécu ensem-