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tion : on ne devroit néanmoins les y exercer que lorsqu’ils se sont fortifiés dans l’école, & non avant de les avoir parfaitement confirmés dans les leçons du galop & du partir ; il semble même qu’il seroit plus avantageux de leur présenter alors, dans des évolutions de cavalerie, dans les différentes dispositions dont un escadron est susceptible, dans des conversions, dans des marches, des contre-marches, dans des doublemens de rangs ou de file, enfin dans le maniement des armes à cheval, une image non moins agréable & plus instructive des vraies manœuvres de la guerre. Les effets qui suivroient cette nouvelle attention, prévaudroient inévitablement sur ceux qui résultent des courses dont il s’agit, & de ces jours d’enrubannemens, voüés d’autant plus inutilement à la satisfaction des spectateurs, que les ornemens dont on décore les chevaux, ainsi que la parure des cavaliers, ne sont très-souvent dans le tableau galant que l’on s’empresse d’offrir, que des ombres défavorables qui mettent dans un plus grand jour les défauts les uns & des autres.

Les évolutions militaires à pié, la danse, les exercices sur le cheval de bois, & l’escrime, sont encore des occupations indispensables ; mais les succès en tout genre dépendent également des éleves & des maîtres. Il importeroit donc que des écuyers eussent les yeux sans cesse fixés sur les travaux des premiers. Quant aux maîtres, c’est aux chefs des académies à en faire le choix ; & ce choix ne pourra être juste, qu’autant qu’il leur appartiendra d’en décider non conséquemment au titre dont ils sont revêtus, mais conséquemment aux connoissances étendues qu’ils doivent avoir.

Je ne peux me dispenser de m’élever ici contre la tyrannie du préjugé & de l’éducation. J’ignore en effet par quel aveuglement on contraint tous les hommes à renoncer, dès leurs premieres années, à une ambi-dextérité qui leur est naturelle, & à laisser languir leur main gauche dans une sorte d’inaction. Il n’est pas douteux que toutes les parties doubles sont en même proportion dans les corps régulierement organisés, leur décomposition ne nous y laisse appercevoir aucune cause d’inégalité, & nous voyons que celles dont nous faisons un usage pareillement constant, ne different entre elles ni par l’agilité, ni par la force : ce n’est donc qu’à l’oisiveté presque continuelle de la main gauche, que nous devons attribuer son inaptitude ; elle n’a d’autre source dans les hommes qui se servent communément de la main droite, que l’affluence toûjours moins considérable des esprits dans une partie qui agit moins fréquemment que l’autre ; & si elle nous frappe d’une maniere sensible dans ceux mêmes que nous désignons par le terme de gauchers, il est certain que nous ne pouvons en accuser que nos propres yeux, habitués à ne considérer principalement que des mouvemens opérés par la droite. Ces réflexions devroient nous fortifier contre une opinion & contre une coûtume commune à toutes les nations, mais peut-être aussi ridicule que celle qui tendroit à la recherche ou à l’emploi des moyens de priver les enfans de la faculté d’entendre des deux oreilles ensemble. Quelques peuples, à la vérité plus sensés & convaincus de l’utilité dont deux mains doivent être à l’homme, s’en sont affranchis pendant un tems. Platon, de leg. liv. VII. en se recriant sur l’idée singuliere des meres & des nourrices, attentives à gêner les mouvemens des mains des enfans, tandis qu’elles sont indifférentes à l’égard de ceux de leurs jambes, recommandoit à tous les princes l’observation d’une loi formelle, qui astraignoit tous les Scythes à tirer de l’arc également des deux mains. Nous voyons encore qu’un certain nombre de soldats de la tribu de Benjamin, qui dans une occasion importante en fournit sept

cents à ses alliés, étoient dressés à combattre de l’une & de l’autre. Mais le préjugé l’a emporté ; & il a tellement prévalu, qu’Henri IV. lui-même congédia cinq de ses gendarmes, sans égard à leur bravoure, & par la seule considération de l’abandon dans lequel ils laissoient leur main droite, & de la préférence qu’ils donnoient à leur main gauche. Il seroit tems sans doute que la raison triomphât de l’usage, & que la nature rentrât dans tous ses droits ; on en retireroit de véritables avantages : d’ailleurs, dans une foule de circonstances, des enfans doués d’une adresse égale, & ambi-dextres à tous les exercices, ne se verroient pas, après la perte de leur bras droit, dans la triste impuissance, ou dans une étonnante difficulté, de satisfaire leurs besoins au moyen d’une main qui leur reste, mais qui par une suite d’une éducation mal-entendue n’est plus, pour ainsi dire, en eux qu’un membre inutile & superflu.

Les soins qu’exigent les uns & les autres de ces objets seroient néanmoins insuffisans. Ce n’est pas un corps, ce n’est pas une ame que l’on dresse, dit Montagne, c’est un homme, il n’en faut pas faire à deux. Il s’agiroit d’éclairer en même tems l’esprit, & de former le cœur des jeunes gens.

Exercices de l’esprit. L’étude de la Géométrie élémentaire est la seule à laquelle nos académistes sont astraints : rarement outre-passent-ils les définitions des trois dimensions, considérées ensemble ou séparément ; & le nombre de ceux qui seroient en état de démontrer comment d’un point donné hors d’une ligne donnée, on tire une perpendiculaire sur cette ligne, est très-petit. Quant à l’architecture militaire, quelques plans fort irrégulierement tracés, non sur le terrein, mais sur le papier, d’après ceux qui leur sont fournis par les maîtres, & dont les lavis n’annoncent d’aucune maniere les progrès qu’ils ont faits dans le dessein, sont les uniques opérations auxquelles tout leur savoir se réduit.

Des leçons importantes, si on les avoit forcés d’y apporter l’application nécessaire, & s’ils en eussent exactement suivi le fil, ne peuvent donc que leur être nuisibles, en ce qu’elles ne servent qu’à seconder en eux l’importune demangeaison que presque tous les hommes ont de discourir sur ce qu’ils ignorent, & sur des points dont ils n’entreprendroient assûrément pas de parler, s’ils ne les avoient jamais effleurés.

Rien n’est aussi plus singulier que l’oubli dans lequel on laisse la science du cheval ; l’éleve le mieux instruit sait à peine, au sortir de nos écoles, en nommer & en indiquer les différentes parties. D’où peut naître le mépris que quelques écuyers ou, pour parler plus vrai, que presque tous les écuyers en général témoignent hautement pour des travaux qu’ils abandonnent aux maréchaux, & par le secours desquels ils développeroient néanmoins la conformation extérieure & intérieure de l’animal, les maladies auxquelles il est en proie, leurs causes, leurs symptomes & les remedes qui peuvent en opérer la guérison ? Il me semble que renoncer à ces connoissances, c’est vouloir s’avilir non-seulement en s’assujettissant dans des circonstances critiques au caprice & à l’ignorance d’un ouvrier, qu’ils devroient conduire & non consulter, mais en se bornant à la portion la moins utile de leur profession ; portion qui en seroit encore envisagée comme la moins noble, si les hommes mesuroient la noblesse par l’utilité. Il en est de même des lumieres qui concernent les embouchures & la construction des harnois, des selles, &c. Ils s’en rapportent aux selliers & à l’éperonnier, & ne se reservent, en un mot, que l’honneur d’entreprendre d’inviter un animal, dont le méchanisme & les ressorts leur sont connus, à des mouvemens justes quelquefois par le hasard, mais le plus souvent forcés & contraires à