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ployoient le bras séculier pour forcer les pécheurs à pénitence, & que les papes avoient commencé plus de deux cents ans auparavant à vouloir par autorité regler les droits des couronnes ; Grégoire VII. suivit ces nouvelles maximes, & les poussa encore plus loin, prétendant ouvertement que, comme pape, il étoit en droit de déposer les souverains rebelles à l’Église. Il fonda cette prétention principalement sur l’excommunication. On doit éviter les excommuniés, n’avoir aucun commerce avec eux, ne pas leur parler, ne pas même leur dire bon jour, suivant l’apôtre S. Jean, ép. II. c. j : donc un prince excommunié doit être abandonné de tout le monde ; il n’est plus permis de lui obéir, de recevoir ses ordres, de l’approcher ; il est exclus de toute société avec les Chrétiens. Il est vrai que Grégoire VII. n’a jamais fait aucune décision sur ce point ; Dieu ne l’a pas permis : il n’a prononcé formellement dans aucun concile, ni par aucune decrétale, que le pape ait droit de déposer les rois ; mais il l’a supposé pour constant, comme d’autres maximes aussi peu fondées, qu’il croyoit certaines. Il a commencé par les faits & par l’exécution.

» Il faut avoüer, continue cet auteur, qu’on étoit alors tellement prévenu de ces maximes, que les défenseurs de Henri IV. roi d’Allemagne se retranchoient à dire, qu’un souverain ne pouvoit être excommunié. Mais il étoit facile à Grégoire VII. de montrer que la puissance de lier & de délier a été donnée aux apôtres généralement, sans distinction de personne, & comprend les princes comme les autres. Le mal est qu’il ajoûtoit des propositions excessives. Que l’Église ayant droit de juger des choses spirituelles, elle avoit, à plus forte raison, droit de juger des temporelles : que le moindre exorciste est au-dessus des empereurs, puisqu’il commande aux démons : que la royauté est l’ouvrage du démon, fondé sur l’orgueil humain ; au lieu que le sacerdoce est l’ouvrage de Dieu : enfin que le moindre chrétien vertueux est plus véritablement roi, qu’un roi criminel ; parce que ce prince n’est plus un roi, mais un tyran : maxime que Nicolas Ier. avoit avancée avant Grégoire VII. & qui semble avoir été tirée du livre apocryphe des constitutions apostoliques, où elle se trouve expressément. On peut lui donner un bon sens, la prenant pour une expression hyperbolique, comme quand on dit, qu’un méchant homme n’est pas un homme : mais de telles hyperboles ne doivent pas être réduites en pratique. C’est toutefois sur ces fondemens que Grégoire VII. prétendoit en général, que suivant le bon ordre c’étoit l’Église qui devoit distribuer les couronnes & juger les souverains, & en particulier il prétendoit que tous les princes chrétiens étoient vassaux de l’église romaine, lui devoient préter serment de fidélité & payer tribut.

» Voyons maintenant les conséquences de ces principes. Il se trouve un prince indigne & chargé de crimes, comme Henri IV. roi d’Allemagne ; car je ne prétens point le justifier. Il est cité à Rome pour rendre compte de sa conduite ; il ne comparoît point. Après plusieurs citations, le pape l’excommunie : il méprise la censure. Le pape le déclare déchû de la royauté, absout ses sujets du serment de fidélité, leur défend de lui obéir, leur permet ou leur ordonne d’élire un autre roi. Qu’en arrivera-t-il ? Des séditions, des guerres civiles dans l’état, des schismes dans l’Église. Allons plus loin : Un roi déposé n’est plus un roi : donc, s’il continue à se porter pour roi, c’est un tyran, c’est-à-dire un ennemi public, à qui tout homme doit courir sus. Qu’il se trouve un fanatique, qui ayant lû dans Plutarque la vie de Timoléon ou de Brutus, se per-

suade que rien n’est plus glorieux que de délivrer sa patrie ; ou qui prenant de travers les exemples de l’Ecriture, se croye suscité comme Aod, ou comme Judith, pour affranchir le peuple de Dieu : voilà la vie de ce prétendu tyran exposée au caprice de ce visionnaire, qui croira faire une action héroïque, & gagner la couronne du martyre. Il n’y en a, par malheur, que trop d’exemples dans l’histoire des derniers siecles ; & Dieu a permis ces suites affreuses des opinions sur l’excommunication, pour en desabuser au moins par l’expérience.

» Revenons donc aux maximes de la sage antiquité. Un souverain peut être excommunié comme un particulier, je le veux ; mais la prudence ne permet presque jamais d’user de ce droit. Supposé le cas, très-rare, ce seroit à l’évêque aussi-bien qu’au pape, & les effets n’en seroient que spirituels ; c’est-à-dire qu’il ne seroit plus permis au prince excommunié de participer aux sacremens, d’entrer dans l’église, de prier avec les fideles, ni aux fideles d’exercer avec lui aucun acte de religion : mais les sujets ne seroient pas moins obligés de lui obéir en tout ce qui ne seroit point contraire à la loi de Dieu. On n’a jamais prétendu, au moins dans les siecles de l’Église les plus éclairés, qu’un particulier excommunié perdît la propriété de ses biens, ou de ses esclaves, ou la puissance paternelle sur ses enfans. Jesus-Christ, en établissant son évangile, n’a rien fait par force, mais tout par persuasion, suivant la remarque de S. Augustin ; il a dit que son royaume n’étoit pas de ce monde, & n’a pas voulu se donner seulement l’autorité d’arbitre entre deux freres ; il a ordonné de rendre à César ce qui étoit à César, quoique ce César fût Tibere, non-seulement payen, mais le plus méchant de tous les hommes : en un mot il est venu pour réformer le monde, en convertissant les cœurs, sans rien changer dans l’ordre extérieur des choses humaines. Ses apôtres & leurs successeurs ont suivi le même plan, & ont toûjours prêché aux particuliers d’obéir aux magistrats & aux princes, & aux esclaves d’être soûmis à leurs maîtres bons ou mauvais, chrétiens ou infideles ».

Plus ces principes sont incontestables, & plus on a senti, sur-tout en France, que par rapport à l’excommunication il falloit se rapprocher de la discipline des premiers siecles, ne permettre d’excommunier que pour des crimes graves & bien prouvés ; diminuer le nombre des excommunications prononcées de plein droit ; réduire à une excommunication mineure la peine encourue par ceux qui communiquent sans nécessité avec les excommuniés dénoncés ; & enfin soûtenir que l’excommunication étant une peine purement spirituelle, elle ne dispense point les sujets des souverains excommuniés de l’obéissance dûe à leur prince, qui tient son autorité de Dieu même ; & c’est ce qu’ont constamment reconnu non seulement les parlemens, mais même le clergé de France, dans les excommunications de Boniface VIII. contre Philippe-le-Bel, de Jules II. contre Louis XII ; de Sixte V. contre Henri III ; de Grégoire XIII. contre Henri IV ; & dans la fameuse assemblée du clergé de 1682.

En effet, les canonistes nouveaux qui semblent avoir donné tant d’étendue aux effets de l’excommunication, & qui les ont renfermées dans ce vers technique :

Os, orare, vale, communio, mensa negatur.


c’est-à-dire qu’on doit refuser aux excommuniés la conversation, la priere, le salut, la communion, la table, choses pour la plûpart purement civiles & temporelles ; ces mêmes canonistes se sont relâchés de cette sévérité par cet autre axiome aussi exprimé en forme de vers :