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L’usage de cette opération est fort ancien, & généralement répandu. Il y avoit beaucoup d’eunuques chez les Romains. Aujourd’hui dans toute l’Asie & dans une partie de l’Afrique, on se sert de ces hommes mutilés pour garder les femmes. En Italie cette opération infâme & cruelle n’a pour objet que la perfection d’un vain talent. Les Hottentots coupent un testicule à leurs enfans, dans l’idée que ce retranchement les rend plus legers à la course. Dans d’autres pays les pauvres mutilent leurs enfans pour éteindre leur postérité, & afin que ces enfans ne se trouvent pas un jour dans la misere & dans l’affliction où se trouvent leurs parens, lorsqu’ils n’ont pas de pain à leur donner.

Il y a plusieurs especes de castrations. Ceux qui n’ont en vûe que la perfection de la voix, se contentent de couper les deux testicules ; mais ceux qui sont animés par la défiance qu’inspire la jalousie, ne croiroient pas leurs femmes en sûreté si elles étoient gardées par des eunuques de cette espece : ils ne veulent que ceux auxquels on a retranché toutes les parties extérieures de la génération.

L’amputation n’est pas le seul moyen dont on se soit servi : autrefois on empêchoit l’accroissement des testicules sans aucune incision ; l’on baignoit les enfans dans l’eau chaude & dans des décoctions de plantes ; ensuite on pressoit & on froissoit les testicules avec les doigts, assez long-tems pour en meurtrir toute la substance ; & on en détruisoit ainsi l’organisation. D’autres étoient dans l’usage de les comprimer avec un instrument : on prétend que ce dernier moyen de priver de la virilité ne fait courir aucun risque pour la vie.

L’amputation des testicules n’est pas fort dangereuse, on la peut faire à tout âge ; cependant on préfere le tems de l’enfance. Mais l’amputation entiere des parties extérieures de la génération est le plus souvent mortelle, si on la fait après l’âge de quinze ans : & en choisissant l’âge le plus favorable, qui est depuis sept ans jusqu’à dix, il y a toûjours du danger. La difficulté que l’on trouve de sauver ces sortes d’eunuques dans l’opération, les rend bien plus chers que les autres : Tavernier dit que les premiers coûtent cinq ou six fois plus en Turquie & en Perse. Chardin observe que l’amputation totale est toûjours accompagnée de la plus vive douleur ; qu’on la fait assez sûrement sur les jeunes gens, mais qu’elle est très-dangereuse, passé l’âge de 15 ans ; qu’il en échappe à peine un quart ; & qu’il faut six semaines pour guérir la playe. Pietro della Valle dit au contraire, que ceux à qui on fait cette opération en Perse, pour punition du viol & d’autres crimes du même genre, en guérissent fort heureusement, quoique avancés en âge ; & qu’on n’applique que des cendres sur la plaie : nous ne savons pas si ceux qui subissoient autrefois la même peine en Egypte, comme le rapporte Diodore de Sicile, s’en tiroient aussi heureusement : selon Thévenot, il périt toûjours un grand nombre de negres, que les Turcs soûmettent à cette opération, quoiqu’ils prennent des enfans de huit ou dix ans.

Outre ces eunuques negres, il y a d’autres eunuques à Constantinople, dans toute la Turquie, en Perse, &c. qui viennent pour la plûpart du royaume de Golconde, de la presqu’île en deçà du Gange, des royaumes d’Assan, d’Aracan, de Pégu, & de Malabar, où le teint est gris ; du golfe de Bengale, où ils sont de couleur olivâtre : il y en a de blancs de Géorgie & de Circassie, mais en petit nombre. Tavernier dit, qu’étant au royaume de Golconde en 1657, on y fit jusqu’à vingt-deux mille eunuques. Les noirs viennent d’Afrique, principalement d’Ethiopie ; ceux-ci sont d’autant plus recherchés & plus chers, qu’ils sont plus horribles. on veut qu’ils ayent le nez

fort plat, le regard affreux, les levres fort grandes & fort grosses, & sur-tout les dents noires & écartées les unes des autres. Ces peuples ont communément les dents belles ; mais ce seroit un défaut pour un eunuque noir, qui doit être un monstre des plus hideux.

Les eunuques auxquels on n’a laissé que les testicules, ne laissent pas de sentir de l’irritation dans ce qui leur reste, & d’en avoir le signe extérieur, même plus fréquemment que les autres hommes : cette partie qui leur a été laissée n’a cependant pris qu’un très-petit accroissement, si la castration leur a été faite dès l’enfance ; car elle demeure à-peu-près dans le même état où elle étoit avant l’opération. Un eunuque fait à l’âge de sept ans, est, à cet égard, à vingt ans, comme un enfant de sept ans : ceux au contraire, qui n’ont subi l’opération que dans le tems de la puberté, ou un peu plus tard, sont à-peu-près comme les autres hommes.

« Il y a des rapports singuliers entre les parties de la génération & celles de la gorge, continue M. de Buffon ; les eunuques n’ont point de barbe ; leur voix, quoique forte & perçante, n’est jamais d’un ton grave ; la correspondance qu’ont certaines parties du corps humain, avec d’autres fort éloignées & fort différentes, & qui est ici si marquée, pourroit s’observer bien plus généralement ; mais on ne fait point assez d’attention aux effets, lorsqu’on ne soupçonne pas quelles en peuvent être les causes : c’est sans doute par cette raison qu’on n’a jamais songé à examiner avec soin ces correspondances dans le corps humain, sur lesquels cependant roule une grande partie du jeu de la machine animale : il y a dans les femmes une grande correspondance entre la matrice, les mammelles, & la tête ; combien n’en trouveroit-on pas d’autres, si les grands medecins tournoient leurs vûes de ce côté-là ? Il me paroît que cela seroit plus utile que la nomenclature de l’Anatomie ».

Les Medecins n’ont pas autant négligé l’observation de ces rapports, que M. de Buffon semble le penser ici. Ceux qui sont versés dans la Medecine savent que cette observation est au contraire une de celles qui les a le plus occupés de tous les tems dès le siecle d’Hippocrate ; mais les souhaits de M. de Buffon, à cet égard, fussent-ils absolument fondés, nous pourrions dès-à-présent les regarder comme accomplis. Nous avons des ouvrages modernes qui ont précisément pour objet ces correspondances entre différentes parties du corps humain, ou dans lesquels il en est traité par occasion ; on peut citer comme une production du premier genre le Specimen novi Medicinæ conspectus, à Paris, chez Guérin ; & la thèse de M. Bordeu, medecin de l’université de Montpellier, & docteur-régent de la faculté de Medecine de Paris, dans laquelle il se propose d’examiner an omnes corporis partes digestioni opitulentur ? 1752. & y conclut pour l’affirmative. Un ouvrage du second genre, est une autre thèse de ce dernier, en forme de dissertation, sur la question utrum Aquitania minerales aquæ morbis chronicis ? 1754. où l’on trouve d’excellentes choses, particulierement sur les correspondances dont il s’agit.

« On observera, dit M. de Buffon en finissant sur la matiere dont il s’agit, que cette correspondance entre la voix & les parties de la génération, se reconnoît non-seulement dans les eunuques, mais aussi dans les autres hommes, & même dans les femmes ; la voix change dans les hommes à l’âge de puberté, & les femmes qui ont la voix forte sont soupçonnées d’avoir plus de penchant à l’amour ».

C’est ainsi que le grand physicien qui vient de nous occuper se borne à donner l’histoire des faits,