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qu’ils haïssent, qu’ils craignent, qu’ils esperent, qu’ils sont susceptibles de jalousie, de colere, &c. qu’ils sont par conséquent susceptibles de passions. On apperçoit donc effectivement dans les animaux l’exercice de toutes les fonctions dont les êtres sensitifs sont capables dans l’ordre naturel par l’entremise des corps.

55°. Que les volontés animales, ou purement sensitives, ne consistent que dans les sensations, & ne sont que les sensations elles-mêmes, entant qu’elles sont agréables ou desagréables à l’être sensitif ; car vouloir, est agréer une sensation agréable ; ne pas vouloir, est desagréer une sensation desagréable ; être indifférent à une sensation, c’est n’être affecté ni agréablement ni desagréablement par cette sensation. Agréer & desagréer sont de l’essence des sensations agréables ou desagréables : car une sensation qui n’est pas agréée n’est pas agréable, & une sensation qui n’est pas desagréée n’est pas desagréable. En effet, une sensation de douleur qui ne seroit pas douloureuse, ne seroit point une sensation de douleur ; une sensation de plaisir qui ne seroit pas agréable, ne seroit pas une sensation de plaisir. Il faut juger des sensations agréables & desagréables, comme des autres sensations : or quand l’ame est affectée de sensations de rouge, ou de blanc, ou de verd, &c. elle sent & connoît nécessairement ces sensations telles qu’elles sont ; elle voit nécessairement rouge, quand elle a une sensation de rouge. Elle agrée de même nécessairement, quand elle a une sensation qui lui est agréable ; car vouloir ou agréer n’est autre chose que sentir agréablement : ne pas vouloir ou desagréer n’est de même autre chose que sentir desagréablement. Nous voulons joüir des objets qui nous causent des sensations agréables, & nous voulons éviter ceux qui nous causent des sensations desagréables ; parce que les sensations agréables nous plaisent, & que nous sommes lésés par les sensations desagréables ou douloureuses : ensorte que notre bonheur ou notre malheur n’existe que dans nos sensations agréables ou desagréables. C’est donc dans les sensations que consiste, dans l’ordre naturel, tout l’intérêt qui forme nos volontés ; & les volontés sont elles-mêmes de l’essence des sensations. Ainsi, vouloir ou ne pas vouloir, ne sont pas des actions de l’être sensitif, mais seulement des affections, c’est-à-dire des sensations qui l’intéressent agréablement ou desagréablement.

Mais il faut distinguer l’acquiescement & le désistement décisif, d’avec les volontés indécises. Car l’acquiescement & le désistement consistent dans le choix des sensations plus ou moins agréables, & dans le choix des objets qui procurent les sensations, & qui peuvent nous être plus ou moins avantageux, ou plus ou moins nuisibles par eux-mêmes. L’être sensitif apperçoit par les différentes sensations qui produisent en lui des volontés actuelles, souvent opposées, qu’il peut se tromper dans le choix quand il n’est pas suffisamment instruit ; alors il se détermine par ses sensations mêmes à examiner & à déliberer avant que d’opter & de se fixer décisivement à la joüissance des objets qui lui sont plus avantageux, ou qui l’affectent plus agréablement. Mais souvent ce qui est actuellement le plus agréable, n’est pas le plus avantageux pour l’avenir ; & ce qui intéresse le plus, dans l’instant du choix, forme la volonté décisive dans les animaux, c’est-à-dire la volonté sensitive dominante qui a son effet exclusivement aux autres.

56°. Que nos connoissances évidentes ne suffisent pas, sans la foi, pour nous connoître nous-mêmes, pour découvrir la différence qui distingue essentiellement l’homme ou l’animal raisonnable, des autres animaux : car, à ne consulter que l’évidence, la rai-

son elle-même assujettie aux dispositions du corps,

ne paroîtroit pas essentielle aux hommes, parce qu’il y en a qui sont plus stupides, plus féroces, plus insensés que les bêtes ; & parce que les bêtes marquent dans leurs déterminations, le même discernement que nous observons en nous-mêmes, sur-tout dans leurs déterminations relatives au bien & au mal physiques. Mais la foi nous enseigne que la sagesse suprème est elle-même la lumiere, qui éclaire tout homme venant en ce monde ; que l’homme par son union avec l’intelligence par essence, est élevé à un plus haut degré de connoissance qui le distingue des bêtes ; à la connoissance du bien & du mal moral, par laquelle il peut se diriger avec raison & équité dans l’exercice de sa liberté ; par laquelle il reconnoît le mérite & le démérite de ses actions, & par laquelle il se juge lui-même dans les déterminations de son libre arbitre, & dans les décisions de sa volonté.

L’homme n’est pas un être simple, c’est un composé de corps & d’ame ; mais cette union périssable n’existe pas par elle-même ; ces deux substances ne peuvent agir l’une sur l’autre. C’est l’action de Dieu qui vivifie tous les corps animés, qui produit continuellement toute forme active, sensitive, & intellectuelle. L’homme reçoit ses sensations par l’entremise des organes du corps, mais ses sensations elles-mêmes & sa raison sont l’effet immédiat de l’action de Dieu sur l’ame ; ainsi c’est dans cette action sur l’ame que consiste la forme essentielle de l’animal raisonnable : l’organisation du corps est la cause conditionnelle ou instrumentale des sensations, & les sensations sont les motifs ou les causes déterminantes de la raison & de la volonté décisive.

C’est dans cet état d’intelligence & dans la force d’intention, que consiste le libre arbitre, considéré simplement en lui-même. Ce n’est du moins que dans ce point de vûe que nous pouvons l’envisager & le concevoir, relativement à nos connoissances naturelles ; car c’est l’intelligence qui s’oppose aux déterminations animales & spontanées, qui fait hésiter, qui suscite, soûtient & dirige l’intention, qui rappelle les regles & les préceptes qu’on doit observer, qui nous instruit sur notre intérêt bien entendu, qui intéresse pour le bien moral. Nous appercevons que c’est moins une faculté active, qu’une lumiere qui éclaire la voie que nous devons suivre, & qui nous découvre les motifs légitimes & méritoires qui peuvent regler dignement notre conduite. C’est dans ces mêmes motifs, qui nous sont présens, & dans des secours surnaturels que consiste le pouvoir que nous avons de faire le bien & d’éviter le mal : de même que c’est dans les sensations affectives déreglées, qui forment les volontés perverses, que consiste aussi le pouvoir funeste que nous avons de nous livrer au mal & de nous soustraire au bien.

Il y a dans l’exercice de la liberté plusieurs actes qui, considérés séparément, semblent exclure toute liberté. Lorsque l’ame a des volontés qui se contrarient, qu’elle n’est pas suffisamment instruite sur les objets de ses déterminations, & qu’elle craint de se tromper, elle suspend, elle se décide à examiner & à délibérer, avant que de se déterminer : elle ne peut pas encore choisir décisivement, mais elle veut décisivement délibérer. Or cette volonté décisive exclut toute autre volonté décisive, car deux volontés décisives ne peuvent pas exister ensemble ; elles s’entr’anéantiroient, elles ne seroient pas deux volontés décisives ; ainsi l’ame n’a pas alors le double pouvoir moral d’acquiescer ou de ne pas acquiescer décisivement à la même chose : elle n’est donc pas libre à cet égard. Il en est de même lorsqu’elle choisit décisivement ; car cette décision est un acte simple & définitif, qui exclut absolument toute autre décision. L’ame n’a donc pas non plus alors le double pouvoir