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ce d’où découlent les regles de cette grammaire générale qui gouverne toutes les langues, à laquelle toutes les nations s’assujettissent en croyant ne suivre que les caprices de l’usage, & dont enfin les grammaires de toutes nos langues ne sont que des applications partielles & incompletes (voyez Grammaire générale). L’histoire philosophique de l’esprit humain en général & des idées des hommes, dont les langues sont tout à la fois l’expression & la mesure, est encore un fruit précieux de cette théorie. Tout l’article Langues, auquel je renvoye, sera un développement de cette vérité, & je n’anticiperai point ici sur cet article. Je ne donnerai qu’un exemple des services que l’étude des langues & des mots, considérée sous ce point de vûe, peut rendre à la saine philosophie, en détruisant des erreurs invétérées.

On sait combien de systèmes ont été fabriqués sur la nature & l’origine de nos connoissances ; l’entêtement avec lequel on a soûtenu que toutes nos idées étoient innées ; & la multitude innombrable de ces êtres imaginaires dont nos scholastiques avoient rempli l’univers, en prétant une réalité à toutes les abstractions de leur esprit ; virtualités, formalités, degrés métaphysiques, entités, quiddités, &c. &c. &c. Rien, je parle d’après Locke, n’est plus propre à en détromper, qu’un examen suivi de la maniere dont les hommes sont parvenus à donner des noms à ces sortes d’idées abstraites ou spirituelles, & même à se donner de nouvelles idées par le moyen de ces noms. On les voit partir des premieres images des objets qui frappent les sens, & s’élever par degrés jusqu’aux idées des êtres invisibles & aux abstractions les plus générales : on voit les échelons sur lesquels ils se sont appuyés ; les métaphores & les analogies qui les ont aidés, sur-tout les combinaisons qu’ils ont faites de signes déjà inventés, & l’artifice de ce calcul des mots par lequel ils ont formé, composé, analysé toutes sortes d’abstractions inaccessibles aux sens & à l’imagination, précisément comme les nombres exprimés par plusieurs chiffres sur lesquels cependant le calculateur s’exerce avec facilite. Or de quel usage n’est pas dans ces recherches délicates l’art étymologique, l’art de suivre les expressions dans tous leurs passages d’une signification à l’autre, & de découvrir la liaison secrete des idées qui a facilité ce passage ? On me dira que la saine métaphysique & l’observation assidue des opérations de notre esprit doit suffire seule pour convaincre tout homme sans préjugé, que les idées, même des êtres spirituels, viennent toutes des sens : on aura raison ; mais cette vérité n’est-elle pas mise en quelque sorte sous les yeux d’une maniere bien plus frappante, & n’acquiert-elle pas toute l’évidence d’un point de fait, par l’étymologie si connue des mots spiritus, animus, πνεῦμα, rouakh, &c. pensée, délibération, intelligence, &c. Il seroit superflu de s’étendre ici sur les étymologies de ce genre, qu’on pourroit accumuler ; mais je crois qu’il est très-difficile qu’on s’en occupe un peu d’après ce point de vûe : en effet, l’esprit humain en se repliant ainsi sur lui-même pour étudier sa marche, ne peut-il pas retrouver dans les tours singuliers que les premiers hommes ont imaginés pour expliquer des idées nouvelles en partant des objets connus, bien des analogies très-fines & très-justes entre plusieurs idées, bien des rapports de toute espece que la nécessité toûjours ingénieuse avoit saisis, & que la paresse avoit depuis oubliés ? N’y peut-il pas voir souvent la gradation qu’il a suivie dans le passage d’une idée à une autre, dans l’invention de quelques arts ? & par-là cette étude ne devient-elle pas une branche intéressante de la métaphysique expérimentale ? Si ces détails sur les langues & les mots dont l’art étymologique s’occupe, sont des grains de sable, il est

précieux de les ramasser, puisque ce sont des grains de sable que l’esprit humain a jettés dans sa route, & qui peuvent seuls nous indiquer la trace de ses pas (voyez Origine des Langues). Indépendamment de ces vûes curieuses & philosophiques, l’étude dont nous parlons, peut devenir d’une application usuelle, & prêter à la Logique des secours pour appuyer nos raisonnemens sur des fondemens solides. Locke, & depuis M. l’abbé de Condillac, ont montré que le langage est véritablement une espece de calcul, dont la Grammaire, & même la Logique en grande partie, ne sont que les regles ; mais ce calcul est bien plus compliqué que celui des nombres, sujet à bien plus d’erreurs & de difficultés. Une des principales est l’espece d’impossibilité où les hommes se trouvent de fixer exactement le sens des signes auxquels ils n’ont appris à lier des idées que par une habitude formée dans l’enfance, à force d’entendre repéter les mêmes sons dans des circonstances semblables, mais qui ne le sont jamais entierement ; ensorte que ni deux hommes, ni peut être le même homme dans des tems différens, n’attachent précisément au même mot la même idée. Les métaphores multipliées par le besoin & par une espece de luxe d’imagination, qui s’est aussi dans ce genre créé de faux besoins, ont compliqué de plus en plus les détours de ce labyrinthe immense, où l’homme introduit, si j’ose ainsi parler, avant que ses yeux fussent ouverts, méconnoît sa route à chaque pas. Cependant tout l’artifice de ce calcul ingénieux dont Aristote nous a donné les regles, tout l’art du syllogisme est fondé sur l’usage des mots dans le même sens ; l’emploi d’un même mot dans deux sens différens fait de tout raisonnement un sophisme ; & ce genre de sophisme, peut-être le plus commun de tous, est une des sources les plus ordinaires de nos erreurs. Le moyen le plus sûr, ou plûtôt le seul de nous détromper, & peut-être de parvenir un jour à ne rien affirmer de faux, seroit de n’employer dans nos inductions aucun terme, dont le sens ne fût exactement connu & défini. Je ne prétens assûrément pas qu’on ne puisse donner une bonne définition d’un mot, sans connoître son étymologie ; mais du moins est-il certain qu’il faut connoître avec précision la marche & l’embranchement de ses différentes acceptions. Qu’on me permette quelques réflexions à ce sujet.

J’ai crû voir deux défauts régnans dans la plûpart des définitions répandues dans les meilleurs ouvrages philosophiques. J’en pourrois citer des exemples tirés des auteurs les plus estimés & les plus estimables, sans sortir même de l’Encyclopédie. L’un consiste à donner pour la définition d’un mot l’énonciation d’une seule de ses acceptions particulieres : l’autre défaut est celui de ces définitions dans lesquelles, pour vouloir y comprendre toutes les acceptions du mot, il arrive qu’on n’y comprend dans le fait aucun des caracteres qui distinguent la chose de toute autre, & que par conséquent on ne définit rien.

Le premier défaut est très-commun, sur-tout quand il s’agit de ces mots qui expriment les idées abstraites les plus familieres, & dont les acceptions se multiplient d’autant plus par l’usage fréquent de la conversation, qu’ils ne répondent à aucun objet physique & déterminé qui puisse ramener constamment l’esprit à un sens précis. Il n’est pas étonnant qu’on s’arrête à celle de ces acceptions dont on est le plus frappé dans l’instant où l’on écrit, ou bien la plus favorable au système qu’on a entrepris de prouver. Accoûtumé, par exemple, à entendre loüer l’imagination, comme la qualité la plus brillante du génie ; saisi d’admiration pour la nouveauté, la grandeur, la multitude, & la correspondance des ressorts dont sera composée la machine d’un beau poë-