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s’use, pour ainsi dire, en passant dans un plus grand nombre de bouches, sur-tout dans la bouche du peuple, & la rapidité de cette circulation équivaut à une plus longue durée ; les noms des saints & les noms de baptême les plus communs en sont un exemple ; les mots qui reviennent le plus souvent dans les langues, tels que les verbes être, faire, vouloir, aller, & tous ceux qui servent à lier les autres mots dans le discours, sont sujets à de plus grandes altérations ; ce sont ceux qui ont le plus besoin d’être fixés par la langue écrite. Le mot inclinaison dans notre langue, & le mot inclination, viennent tous deux du latin inclinatio. Mais le premier qui a gardé le sens physique est plus ancien dans la langue ; il a passé par la bouche des Arpenteurs, des Marins, &c. Le mot inclination nous est venu par les philosophes scholastiques, & a souffert moins d’altérations. On doit donc se prêter plus ou moins à l’altération supposée d’un mot, suivant qu’il est plus ancien dans la langue, que la langue étoit plus ou moins formée, étoit sur-tout ou n’étoit pas fixée par l’écriture lorsqu’il y a été introduit ; enfin suivant qu’il exprime des idées d’un usage plus ou moins familier, plus ou moins populaire.

16o. C’est par le même principe que le tems & la fréquence de l’usage d’un mot se compensent mutuellement pour l’altérer dans le même degré. C’est principalement la pente générale que tous les mots ont à s’adoucir ou à s’abréger qui les altere. Et la cause de cette pente est la commodité de l’organe qui les prononce. Cette cause agit sur tous les hommes : elle agit d’une maniere insensible, & d’autant plus que le mot est plus répeté. Son action continue, & la marche des altérations qu’elle a produites, a dû être & a été observée. Une fois connue, elle devient une pierre de touche sûre pour juger d’une foule de conjectures étymologiques ; les mots adoucis ou abregés par l’euphonie ne retournent pas plus à leur premiere prononciation que les eaux ne remontent vers leur source. Au lieu d’obtinere, l’euphonie a fait prononcer optinere ; mais jamais à la prononciation du mot optare, on ne substituera celle d’obtare. Ainsi dans notre langue, ce qui se prononçoit comme exploits, tend de jour en jour à se prononcer comme succès, mais une étymologie où son feroit passer un mot de cette derniere prononciation à la premiere ne seroit pas recevable.

17o. Si de ce point de vûe général on veut descendre dans les détails, & considérer les différentes suites d’altérations dans tous les langages que l’euphonie produisoit en même tems, & en quelque sorte parallelement les unes aux autres dans toutes les contrées de la terre ; si l’on veut fixer aussi les yeux sur les différentes époques de ces changemens, on sera surpris de leur irrégularité apparente. On verra que chaque langue & dans chaque langue chaque dialecte, chaque peuple, chaque siecle, changent constamment certaines lettres en d’autres lettres, & se refusent à d’autres changemens aussi constamment usités chez leurs voisins. On conclura qu’il n’y a à cet égard aucune regle générale. Plusieurs savans, & ceux en particulier qui ont fait leur étude des langues orientales, ont, il est vrai, posé pour principe que les lettres distinguées dans la grammaire hébraïque & rangées par classes sous le titre de lettres des mêmes organes, se changent réciproquement entre elles, & peuvent se substituer indifféremment les unes aux autres dans la même classe ; ils ont affirmé la même chose des voyelles, & en ont disposé arbitrairement, sans doute parce que le changement des voyelles est plus fréquent dans toutes les langues que celui des consonnes, mais peut-être aussi parce qu’en hébreu les voyelles ne sont point écrites. Toutes ces observations ne sont qu’un système, une conclusion géné-

rale de quelques faits particuliers démentie par d’autres

faits en plus grand nombre. Quelque variable que soit le son des voyelles, leurs changemens sont aussi constans dans le même tems & dans le même lieu que ceux des consonnes ; les Grecs ont changé le son ancien de l’hêta & de l’upsilon en i ; les Anglois donnent, suivant des regles constantes, à notre a l’ancien son de l’hèta des Grecs : les voyelles font comme les consonnes partie de la prononciation dans toutes les langues, & dans aucune langue la prononciation n’est arbitraire parce qu’en tous lieux on parle pour être entendu. Les Italiens sans égard aux divisions de l’alphabet hebreu qui met l’iod au rang des lettres du palais, & l’l au rang des lettres de la langue, changent l’l précédé d’une consonne en ï tréma ou mouillé foible qui se prononce comme l’iod des Hébreux : platea, piazza, blanc, bianco. Les Portugais dans les mêmes circonstances changent constamment cet l en r, branco. Les François ont changé ce mouillé foible ou i en consonne des Latins, en notre j consonne, & les Espagnols en une aspiration gutturale. Ne cherchons donc point à ramener à une loi fixe des variations multipliées à l’infini dont les causes nous échappent : étudions-en seulement la succession comme on étudie les faits historiques. Leur variété connue, fixée à certaines langues, ramenée à certaines dates, suivant l’ordre des lieux & des tems, deviendra une suite de piéges tendus à des suppositions trop vagues, & fondées sur la simple possibilité d’un changement quelconque. On comparera ces suppositions au lieu & au tems, & l’on n’écoutera point celui qui pour justifier dans une étymologie Italienne un changement de l’l latin précédé d’une consonne en r allégueroit l’exemple des Portugais & l’affinité de ces deux sons. La multitude des regles de critique qu’on peut former sur ce plan, & d’après les détails que fournira l’étude des grammaires, des dialectes & des révolutions de chaque langue, est le plus sûr moyen pour donner à l’art étymologique toute la solidité dont il est susceptible ; parce qu’en général la meilleure méthode pour assûrer les résultats de tout art conjectural, c’est d’éprouver toutes ses suppositions en les rapprochant sans cesse d’un ordre certain de faits très-nombreux & très-variés.

18o. Tous les changemens que souffre la prononciation ne viennent pas de l’euphonie. Lorsqu’un mot, pour être transmis de génération en génération, passe d’un homme à l’autre, il faut qu’il soit entendu avant d’être répeté ; & s’il est mal-entendu, il sera mal répeté : voilà deux organes & deux sources d’altération. Je ne voudrois pas décider que la différence entre ces deux sortes d’altérations puisse être facilement apperçue. Cela dépend de savoir à quel point la sensibilité de notre oreille est aidée par l’habitude où nous sommes de former certains sons, & de nous fixer à ceux que la disposition de nos organes rend plus faciles (voyez Oreille) : quoi qu’il en soit, j’insérerai ici une réflexion qui, dans le cas où cette différence pourroit être apperçue, serviroit à distinguer un mot venu d’une langue ancienne ou étrangere d’avec un mot qui n’auroit subi que ces changemens insensibles que souffre une langue d’une génération à l’autre, & par le seul progrès des tems. Dans ce dernier cas c’est l’euphonie seule qui cause toutes les altérations. Un enfant naît au milieu de sa famille & de gens qui savent leur langue. Il est forcé de s’étudier à parler comme eux. S’il entend, s’il répete mal, il ne sera point compris, ou bien on lui fera connoître son erreur, & à la longue il se corrigera. C’est au contraire l’erreur de l’oreille qui domine & qui altere le plus la prononciation, lorsqu’une nation adopte un mot qui lui est étranger, & lorsque deux peuples diffé-