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maître que du disciple, & à laquelle il faut être fidele. La version sera donc corrigée avec soin, tant pour l’orthographe que pour le françois ; après quoi elle sera mise au net sur un cahier propre & bien entretenu.

Ces pratiques formeront peu-à-peu les enfans, non seulement aux tours de notre langue, mais encore plus à l’écriture ; acquisition précieuse, qui est propre à tous les états & à tous les âges.

Il seroit à souhaiter qu’on en fît un exercice classique, & qu’on y attachât des prix à la fin de l’année. J’ajouterai sur cela, qu’au lieu de longs barbouillages qu’on exige en pensums, il vaudroit mieux demander chaque fois un morceau d’écriture correcte, &, s’il se peut, élégante.

A l’égard du grec, l’application qu’on y donne est le plus souvent infructueuse, sur-tout dans les colléges, où l’on exige des themes avec la position des accens : on pourroit employer beaucoup mieux le tems qu’on perd à tout cela ; c’est pourquoi j’en voudrois décharger la jeunesse, persuadé qu’il suffit à des écoliers de lire le grec aisément, & d’acquérir l’intelligence originale de mots françois qui en sont dérivés. Si cependant on étoit à portée de suivre le plan du P Giraudeau, on se procureroit par sa méthode une intelligence raisonnable des auteurs grecs ; le tout sans se fatiguer, & sans nuire aux autres études.

Mais travail pour travail, il vaudroit encore mieux étudier quelque langue moderne, comme l’italien, l’espagnol, ou plûtôt l’anglois, qui est plus utile & plus à la mode : la grammaire angloise est courte & facile ; on se met au fait en peu d’heures. A la vérité la prononciation n’est pas aisée, non seulement par la faute des Anglois, qui laissent leur orthographe dans une imperfection, une inconséquence qu’on pardonneroit à peine à un peuple ignorant, mais encore par la négligence de ceux qui ont fait leurs grammaires & leurs dictionnaires, & qui n’ont pas indiqué, comme ils le pouvoient, la valeur actuelle de leurs lettres, dans une infinité de mots où cette valeur est différente de l’usage ordinaire. M. King, maitre de langues à Paris, remédie aujourd’hui à ce défaut ; il montre l’anglois avec beaucoup de méthode, & il en facilite extrèmement la lecture & la prononciation.

Au reste, un avantage que nous avons pour l’anglois, & qui nous manque pour le grec, c’est que la moitié des mots qui constituent la langue moderne, sont pris du françois ou du latin ; presque tous les autres sont pris de l’allemand. De plus, nous sommes tous les jours à portée de converser avec des Anglois naturels, & de nous avancer par-là dans la connoissance de leur langue. La gazette d’Angleterre qu’on trouve à Paris en plusieurs endroits, est encore un moyen pour faciliter la même étude. Comme cette feuille est amusante, & qu’elle roule sur des sujets connus d’ailleurs ; pour peu qu’on entende une partie, on devine aisément le reste ; & cette lecture donne peu à peu l’intelligence que l’on cherche.

La singularité de cette étude, & la facilité du progrès, mettroient de l’émulation parmi les jeunes gens, à qui avanceroit davantage ; & bientôt les plus habiles serviroient de guides aux autres. Je conclus enfin que, toutes choses égales, on apprendroit plus d’anglois en un an que de grec en trois ans ; c’est pourquoi comme nous avons plus à traiter avec l’Angleterre qu’avec la Grece, que d’ailleurs il n’y a pas moins à profiter d’un côté que de l’autre, après le françois & le latin, je conseillerois aux jeunes gens de donner quelques momens à l’anglois.

J’ajoûte que notre empressement pour cette langue adouciroit peut-être nos fiers rivaux, qui prendroient pour nous, en conséquence, des senti-

mens plus équitables ; ce qui peut avoir son utilité

dans l’occasion.

Du reste, il est des exercices encore plus utiles au grand nombre, & qui doivent faire partie de l’éducation ; tels sont le Dessein, le Calcul & l’Ecriture, la Géométrie élémentaire, la Géographie, la Musique, &c. Il ne faut sur cela tout au plus que deux leçons par semaine ; on y employe souvent le tems des récréations, & l’on en fait sur-tout la principale occupation des fêtes & des congés. Si l’on est fidele à cette pratique depuis l’âge de huit à neuf ans jusqu’à la fin de l’éducation, on fera marcher le tout à la fois, sans nuire à l’étude des langues ; & l’on aura le plaisir touchant de voir bien des sujets réussir à tout. C’est une satisfaction que j’ai eu moi-même assez souvent. Aussi je soûtiens que tous ces exercices sont moins difficiles & moins rebutans que des themes, & qu’ils attirent aux écoliers beaucoup moins de punitions de la part des maîtres.

Depuis l’âge de douze ans jusqu’à quinze & seize, on suivra le système d’études exposé ci-dessus ; mais alors les enfans prépareront eux-mêmes l’explication. Pour cela on leur fournira tous les secours, traductions, commentaires, &c. L’usage contraire m’a toûjours paru déraisonnable ; il est en effet bien étrange que des maîtres qui se procurent toutes sortes de facilités pour entrer dans les livres, s’obstinent à refuser les mêmes secours à de jeunes écoliers. Au surplus, ces enfans seront occupés à diverses compositions françoises & latines : sur quoi l’une des meilleures choses à faire en ce genre, est de donner des morceaux d’auteurs à traduire en françois ; donnant ensuite tantôt la version même à remettre en latin, tantôt des thèmes d’imitation sur des sujets semblables. On pourra les appliquer également à d’autres compositions ratines, pourvû que tout se fasse dans les circonstances & avec les précautions qui conviennent. Je ne puis m’empêcher de placer ici quelques réflexions que fait sur cela M. Pluche, tom. VI. du Spectacle de la Nature, pag. 125.

« S’il est, dit-il, de la derniere absurdité d’exiger des enfans de composer en prose dans une langue qu’ils ne savent pas, & dont aucune regle ne peut leur donner le goût ; il n’est pas moins absurde d’exiger de toute une troupe, qu’elle se mette à méditer des heures entieres pour faire huit ou dix vers, sans en sentir la structure ni l’agrément : il vaudroit mieux pour eux avoir écrit une petite lettre d’un style aisé, dans leur propre langue, que de s’être fatigué pour produire à coup sûr de mauvais vers, soit en latin soit en grec.

» Il est sensible que plusieurs courront les mêmes risques dans le travail des amplifications & des pieces d’éloquence, où il faut que l’esprit fournisse tout de lui-même, le fonds & le style : peu y réussissent ; s’il s’en trouve six dans cent, quelle vraissemblance y a-t-il à exiger des autres de l’invention, de l’ordonnance, du raisonnement, des images, des mouvemens, & de l’éloquence ? C’est demander un beau chant à ceux qui n’ont ni musique ni gosier… Lorsqu’une heureuse facilité de concevoir & de s’énoncer encourage le travail des jeunes gens, & inspire plus de hardiesse au maître, je voudrois principalement insister sur ce qui a l’air de délibération ou de raisonnement ; j’aurois fort à cœur d’assujettir un beau naturel à ce goût d’analyse, à cet esprit méthodique & aisé, qui est recherché & applaudi dans toutes les conditions, puisqu’il n’y a aucun état où il ne faille parler sur le champ, exposer un projet, discuter des inconvéniens, & rendre compte de ce qu’on a vû, &c. ».

Quoi qu’il en soit, il est certain que des enfans bien dirigés par la nouvelle méthode, auront vû