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regle du juste n’est pas fondée sur la puissance, mais sur ce qui est conforme à la nature ; l’esclavage n’est pas seulement un état humiliant pour celui qui le subit, mais pour l’humanité même qui est dégradée.

Les principes qu’on vient de poser étant invincibles, il ne sera pas difficile de démontrer que l’esclavage ne peut jamais être coloré par aucun motif raisonnable, ni par le droit de la guerre, comme le pensoient les jurisconsultes romains, ni par le droit d’acquisition, ni par celui de la naissance, comme quelques modernes ont voulu nous le persuader ; en un mot, rien au monde ne peut rendre l’esclavage légitime.

Le droit de la guerre, a-t-on dit dans les siecles passés, autorise celui de l’esclavage ; il a voulu que les prisonniers fussent esclaves, pour qu’on ne les tuât pas ; mais aujourd’hui on est desabusé de cette bonté, qui consistoit à faire de son vaincu son esclave, plutôt que de le massacrer. On a compris que cette prétendue charité n’est que celle d’un brigand, qui se glorifie d’avoir donné la vie à ceux qu’il n’a pas tués. Il n’y a plus dans le monde que les Tartares qui passent au fil de l’épée leurs prisonniers de guerre, & qui croyent leur faire une grace, lorsqu’ils les vendent ou les distribuent à leurs soldats : chez tous les autres peuples, qui n’ont pas dépouillé tout sentiment généreux, il n’est permis de tuer à la guerre, que dans le cas de nécessité ; mais dès qu’un homme en a fait un autre prisonnier, on ne peut pas dire qu’il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu’il ne l’a pas tué. Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs, est de s’assûrer tellement de leurs personnes, qu’ils soient hors d’état de nuire.

L’acquisition des esclaves, par le moyen de l’argent, peut encore moins établir le droit d’esclavage, parce que l’argent, ou tout ce qu’il représente, ne peut donner le droit de dépouiller quelqu’un de sa liberté. D’ailleurs le trafic des esclaves, pour en tirer un vil gain comme des bêtes brutes, répugne à notre religion : elle est venue pour effacer toutes les traces de la tyrannie.

L’esclavage n’est certainement pas mieux fondé sur la naissance ; ce prétendu droit tombe avec les deux autres ; car si un homme n’a pû être acheté, ni se vendre, encore moins a-t-il pû vendre son enfant qui n’étoit pas né. Si un prisonnier de guerre n’a pû être réduit en servitude, encore moins ses enfans. En vain objecteroit-on que si les enfans sont conçus & mis au monde par une mere esclave, le maître ne leur fait aucun tort de se les approprier, & de les réduire à la même condition ; parce que la mere n’ayant rien en propre, ses enfans ne peuvent être nourris que des biens du maître, qui leur fournit les alimens & les autres choses nécessaires à la vie, avant qu’ils soient en état de le servir : ce ne sont là que des idées frivoles.

S’il est absurde qu’un homme ait sur un autre homme un droit de propriété, à plus forte raison ne peut-il l’avoir sur ses enfans. De plus, la nature qui a donné du lait aux meres, a pourvû suffisamment à leur nourriture, & le reste de leur enfance est si près de l’âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu’on ne pourroit pas dire que celui qui les nourriroit, pour être leur maître, donnât rien ; s’il a fourni quelque chose pour l’entretien de l’enfant, l’objet est si modique, que tout homme, quelque médiocre que soient les facultés de son ame & de son corps, peut dans un petit nombre d’années gagner de quoi acquitter cette dette. Si l’esclavage étoit fondé sur la nourriture, il faudroit le réduire aux personnes incapables de gagner leur vie ; mais on ne veut pas de ces esclaves-là.

Il ne sauroit y avoir de justice dans la convention expresse ou tacite, par laquelle la mere esclave assu-

jettiroit les enfans qu’elle mettroit au monde à la même

condition dans laquelle elle est tombée, parce qu’elle ne peut stipuler pour ses enfans.

On a dit, pour colorer ce prétexte de l’esclavage des enfans, qu’ils ne seroient point au monde, si le maître avoit voulu user du droit que lui donne la guerre, de faire mourir leur mere ; mais on a supposé ce qui est faux, que tous ceux qui sont pris dans une guerre (fût-elle là plus juste du monde), surtout les femmes dont il s’agit, puissent être légitimement tuées. Esprit des lois, liv. XV.

C’étoit une prétention orgueilleuse que celle des anciens Grecs, qui s’imaginoient que les barbares étant esclaves par nature (c’est ainsi qu’ils parloient), & les Grecs libres, il étoit juste que les premiers obéissent aux derniers. Sur ce pié-là, il seroit facile de traiter de barbares tous les peuples, dont les mœurs & les coûtumes seroient différentes des nôtres, & (sans autre prétexte) de les attaquer pour les mettre sous nos lois. Il n’y a que les préjugés de l’orgueil & de l’ignorance qui fassent renoncer à l’humanité.

C’est donc aller directement contre le droit des gens & contre la nature, que de croire que la religion chrétienne donne à ceux qui la professent, un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation. Ce fut pourtant cette maniere de penser qui encouragea les destructeurs de l’Amérique dans leurs crimes ; & ce n’est pas la seule fois que l’on se soit servi de la religion contre ses propres maximes, qui nous apprennent que la qualité de prochain s’étend sur tout l’univers.

Enfin c’est se joüer des mots, ou plûtôt se moquer, que d’écrire, comme a fait un de nos auteurs modernes, qu’il y a de la petitesse d’esprit à imaginer que ce soit dégrader l’humanité que d’avoir des esclaves, parce que la liberté dont chaque européen croit joüir, n’est autre chose que le pouvoir de rompre sa chaîne, pour se donner un nouveau maître ; comme si la chaîne d’un européen étoit la même que celle d’un esclave de nos colonies : on voit bien que cet auteur n’a jamais été mis en esclavage.

Cependant n’y a-t-il point de cas ni de lieux où l’esclavage dérive de la nature des choses ? Je réponds 1°. à cette question qu’il n’y en a point ; je réponds ensuite, avec M. de Montesquieu, que s’il y a des pays où l’esclavage paroisse fonde sur une raison naturelle, ce sont ceux où la chaleur énerve le corps, & affoiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : dans ces pays-là, le maître étant aussi lâche à l’égard de son prince, que son esclave l’est à son égard, l’esclavage civil y est encore accompagné de l’esclavage politique.

Dans les gouvernemens arbitraires, on a une grande facilité à se vendre, parce que l’esclavage politique y anéantit en quelque façon la liberté civile. A Achim, dit Dampiere, tout le monde cherche à se vendre : quelques-uns des principaux seigneurs n’ont pas moins de mille esclaves, qui sont des principaux marchands, qui ont aussi beaucoup d’esclaves sous eux, & ceux-ci beaucoup d’autres ; on en hérite, & on les fait trafiquer. Là, les hommes libres, trop foibles contre le gouvernement, cherchent à devenir les esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement.

Remarquez que dans les états despotiques, où l’on est déjà sous l’esclavage politique, l’esclavage civil est plus tolérable qu’ailleurs : chacun est assez content d’y avoir sa subsistance & la vie : ainsi la condition de l’esclave n’y est guere plus à charge que la condition de sujet : ce sont deux conditions qui se touchent ; mais quoique dans ces pays-là l’es-