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tions d’une armée, & l’étendue de ses besoins, on ne peut dire que l’infanterie soit seule en état d’y suffire.

Dans la guerre de plaine & dans toutes les occasions, par exemple, qui exigent un peu de célérité, & qui sont assûrément très-fréquentes, peut-on s’empêcher de convenir qu’elle ne soit d’une grande nécessité ? Est-il question de traverser une riviere à la nage ou à gué ? c’est la cavalerie qui facilite le passage en rompant la rapidité de l’eau par la force de ses escadrons, ou parce que chaque cavalier peut porter en croupe un fantassin. Si l’on veut présenter un grand front, si l’on veut déborder l’ennemi, l’envelopper, c’est par le moyen de la cavalerie qu’on le fait, c’est en détachant souvent des troupes de cavalerie qu’on maintient le bon ordre si nécessaire à une armée ; elles empêchent les deserteurs, les maraudeurs de sortir du camp ; ce sont elles qui veillent à ce qu’il n’y entre point d’espions ou autres gens aussi dangereux, & qui procurent aux paysans la sûreté chez eux, & la liberté d’apporter des vivres au camp.

Si l’on excepte les siéges qui sont des opérations auxquelles on ne peut procéder que lentement, & pour ainsi dire pié à pié, on ne trouvera peut-être point d’autres occasions à la guerre qui ne demande de la diligence, & conséquemment pour laquelle les services de la cavalerie ne soient très-avantageux : & d’ailleurs personne n’ignore que dans les siéges, la cavalerie n’ait un service qui lui soit uniquement affecté ; on l’a vû au dernier siége de Berg-op-zoom faire ses fonctions, & partager même celles de l’infanterie. Ce n’est pas le seul exemple qui prouve qu’elle est capable de servir utilement en mettant pié à terre.

Le premier service de la cavalerie dans les siéges, & le plus important, est celui de l’investissement de la ville qu’on veut assiéger avant que l’ennemi ait pû y faire entrer du secours ; veut-on, au contraire, secourir une ville menacée d’un siége, ou même qui est assiégée ? c’est au moyen de la cavalerie. Le grand Condé nous en fournit un exemple dans le service qu’elle lui a rendu en pareille occasion ; il s’agissoit de faire entrer du secours dans Cambrai que M. de Turenne tenoit assiégé, le tems pressoit : le prince de Condé rassemble à la hâte dix-huit escadrons, se met à leur tête, force les gardes, se fait jour jusqu’à la contrescarpe, il oblige M. de Turenne de lever le siége. Ce fut un seul détachement de cent chevaux qui en quelque sorte a donné lieu au dernier siége de Berg-op-zoom, siége à jamais glorieux pour les armes du Roi, & pour le général qui y a commandé ; car il est à présumer que le siége eût été différé, ou que peut-être on ne l’eût pas entrepris, si les grandes gardes de cavalerie qu’avoient en avant les ennemis, eussent tenu assez de tems pour leur donner celui d’envoyer leur cavalerie, & ensuite le reste de leur armée qui étoit de l’autre côté, s’établir entre la ville & notre camp : mais ces gardes firent peu de résistance ; une partie fut enlevée, & le reste prit la fuite.

La cavalerie n’est pas moins nécessaire pour la défense d’une place ; si des assiégés en manquoient, ils ne pourroient faire de sorties, ou leur infanterie courroit risque en sortant de se faire couper par la cavalerie des ennemis.

Un état dépourvû de cavalerie, pourroit peut-être garder pour un tems ses places avec sa seule infanterie ; mais combien en ce cas ne lui en faudroit-il pas ? & que lui serviroient ses places si l’ennemi, au moyen de sa cavalerie, pénetroit jusque dans le cœur du royaume ?

La levée & l’entretien d’un corps de cavalerie entraînent de la dépense ; mais les contributions qu’elle impose au loin, les vivres, les fourrages qu’elle en tire, la sûreté des convois qu’elle procure, & tant

d’autres services qu’elle seule est en état de rendre, ne dédommagent-ils pas bien avantageusement de la dépense qu’elle occasionne ? D’ailleurs la cavalerie étant d’une utilité plus générale pour les opérations de la guerre, on ne sauroit dire qu’elle soit plus à charge à l’état que l’infanterie, puisque la levée d’un escadron n’est pas d’une dépense plus grande que celle d’un bataillon, & que l’entretien de celui-ci est bien plus considérable.

Enfin si l’on s’en rapporte aux plus grands capitaines, on sera forcé de convenir que l’avantage sera toûjours le plus grand pour celui des deux ennemis qui sera supérieur en cavalerie.

Cyrus, Alexandre, Annibal, Scipion, joüissent depuis plus de vingt siecles d’une réputation qu’ils doivent aux succès que leur a procuré leur cavalerie. Cyrus & Annibal avoient une cavalerie très-nombreuse ; Alexandre est celui des Grecs qui, à proportion de ses forces, en a eu le plus ; & l’on ne voit pas que les Grecs sous ce prince, non plus que les Perses & les Carthaginois du tems de Cyrus, ayent été sur leur déclin ; il sembleroit, au contraire, que la vie de ces grands hommes pourroit être regardée comme l’époque la plus florissante de leur nation.

Si les Romains, après avoir été vaincus par la cavalerie des Carthaginois, triomphent enfin d’eux, c’est que ceux-ci furent abandonnés de leur cavalerie, que leur enleva Scipion par ses alliances & ses conquêtes ; & cette guerre qui avoit commencé par être honteuse au peuple romain, finit par l’époque la plus florissante pour lui.

Les suffrages des auteurs modernes qui ont le mieux écrit de l’art militaire, se réunissent avec l’autorité des plus grands capitaines & des meilleurs écrivains de l’antiquité. Il sembloit au brave la Noue, que sur quatre mille lances il suffisoit de 2500 hommes d’infanterie : « Personne ne contredira, ajoûte cet auteur, qu’il ne faille toûjours entretenir bon nombre de gendarmerie ; mais d’infanterie, aucuns estiment qu’on s’en peut passer en tems de paix ». Mais on doit considérer que la Noue écrivoit dans un tems (1587) où l’infanterie étoit comptée pour peu de chose ; parce que les principales actions de guerre consistoient moins alors à prendre des places, qu’en des affaires de plaine campagne, où l’infanterie ne tenoit pas contre la cavalerie. Sa réflexion ne peut manquer de tomber sur la nécessité qu’il y a d’exercer pendant la paix la cavalerie, qui ne peut être bonne à la guerre si elle est nouvellement levée.

Un auteur fort estimé & en même tems grand officier (M. le maréchal de Puysegur), qui connoissoit sans doute en quoi consiste la force des armées, dont il avoit rempli les premiers emplois pendant cinquante-six ans, propose dans ses projets de guerre plus de moitié de cavalerie sur une fois autant d’infanterie.

Santa-Cruz veut qu’une armée soit toûjours composée d’une forte cavalerie ; il soûtient même qu’elle doit être une fois plus nombreuse que l’infanterie, suivant les circonstances : par exemple, si les ennemis la craignent davantage, ou si votre nation est plus propre à agir à cheval qu’à pié ; la nature du pays où l’on fait la guerre est une distinction qu’il a oublié de faire. « Un pays plain, dit M. de Turenne, est très-favorable à la cavalerie ; il lui laisse toute la liberté nécessaire à son service, & lui donne beaucoup d’avantage sur l’infanterie ». Ce grand général, dont les maximes font des lois, avoit toûjours, comme on l’a déjà dit, dans ses armées au moins autant de cavalerie que d’infanterie, & on l’a vû quelquefois avec un plus grand nombre de cavalerie.