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& ceux d’Italie en général, étoient peu propres pour la guerre : enfin les premieres guerres des Romains furent contre leurs voisins, qui comme eux n’étoient pas en état de s’en fournir, & dans ce cas les choses étoient égales de part & d’autre. Les conquêtes & les alliances que firent par la suite les Romains, leur donnerent les moyens d’augmenter leur cavalerie ; celle que les peuples, devenus sujets ou alliés de Rome, entretenoient pour elle à leurs dépens, étoit en ce genre la principale force des armées romaines : mais cette cavalerie étoit mal armée. Les Romains ignorerent long-tems l’art de s’en servir avec avantage ; & c’est cette inexpérience qu’on peut regarder comme le principe de tous les malheurs qu’ils essuyerent dans les deux premieres guerres puniques : dans la premiere, Regulus est entierement défait par la cavalerie carthaginoise ; & dans la seconde, comme on l’a déjà dit, Annibal bat les Romains dans toutes les occasions. La cavalerie faisoit au moins le cinquieme de ses troupes ; aussi Fabius n’est pas plûtôt à la tête des armées romaines, qu’il prend le sage parti d’éviter le combat ; & que pour n’avoir rien à souffrir de la cavalerie carthaginoise, il est obligé de ne plus conduire ses légions que sur le pié des montagnes.

Les Carthaginois firent enfin sentir aux Romains l’obligation d’être forts en cavalerie, ils le leur apprirent à leurs dépens, & les Romains ne commencerent à respirer que lorsque des corps entiers de cavalerie numide eurent passé de leur côté : ces desertions qui affoiblissoient d’autant l’ennemi, leur procurerent insensiblement la supériorité sur les Carthaginois. Annibal obligé d’abandonner l’Italie pour aller au secours de Carthage, n’avoit plus cette formidable cavalerie avec laquelle il avoit remporté tant de victoires : à son arrivée en Afrique, il fut joint par deux mille chevaux ; mais un pareil renfort ne l’égaloit pas à beaucoup près à Scipion, dont la cavalerie s’étoit augmentée par des recrues faites dans l’Espagne nouvellement conquise, & par la jonction de Masinissa roi des Numides, qui avoit appris des Grecs à bien armer sa cavalerie, & à la bien faire servir : ce fut cette supériorité qui, au rapport de tous les historiens, décida de la bataille de Zama. « La cavalerie, dit M. de Montesquieu (cause de la grandeur & de la décadence des Romain.), gagna la bataille & finit la guerre ». Les Romains triompherent en Afrique par les mêmes armes qui tant de fois les avoient vaincus en Italie.

Les Parthes firent encore sentir aux Romains avec quel avantage on combat un ennemi inférieur en cavalerie.

« La force des armées romaines, dit l’auteur ci-dessus cité, consistoit dans l’infanterie la plus ferme, la plus forte, & la mieux disciplinée du monde ; les Parthes n’avoient pas d’infanterie, mais une cavalerie admirable, ils combattoient de loin & hors la portée des armes romaines, ils assiégeoient une armée plûtôt qu’ils ne la combattoient, inutilement poursuivis, parce que chez eux fuir c’étoit combattre : ainsi ce qu’aucune nation n’avoit pas encore fait (d’éviter le joug), celle des Parthes le fit, non comme invincible, mais comme inaccessible ». On peut dire plus, les Parthes firent trembler les Romains ; & c’est sans doute le péril où cette puissante rivale mit plus d’une fois leur empire en Orient, qui les força d’augmenter considérablement la cavalerie dans leurs armées. Cette augmentation leur devenoit d’autant plus nécessaire, que leurs frontieres s’étant fort étendues, ils n’auroient pû sans des troupes nombreuses en ce genre, arrêter les incursions des Barbares : d’ailleurs, le relâchement de la discipline militaire leur fit insensiblement perdre l’habitude de fortifier leurs camps, & dès lors leurs armées auroient couru de grands risques, sans

une cavalerie capable de résister à celle de leurs ennemis ; enfin l’on peut dire que presque toutes les disgraces essuyées, ainsi que la plûpart des avantages remportés par les Romains, ont été l’effet, les unes de leur infériorité, les autres de leur supériorité en cavalerie.

Si l’on veut lire avec attention les commentaires de César, on y verra que ce grand homme qui dut ses principaux succès à son inimitable célérité, se servoit si utilement de sa cavalerie, qu’on peut en quelque sorte regarder ses écrits comme la meilleure école que nous ayons en ce genre.

Quand il seroit vrai que les anciens se fussent passés de cavalerie, il n’en résulteroit pas qu’on dût aujourd’hui n’en point faire usage : autant vaudroit-il prétendre qu’on fît la guerre sans canon, ces deux propositions seroient d’une nature toute semblable ; ce sont des systèmes qu’on ne pourra faire approuver que lorsque toutes les nations guerrieres seront convenues entr’elles d’abolir en même tems l’usage de la cavalerie & du canon.

Pour ne parler que de nos tems & de nos plus grands généraux (les Turenne & les Condé), on sait que M. de Turenne dut la plûpart de ses succès, pour ne pas dire tous, à la cavalerie : ce général sans doute comparable aux plus grands personnages de l’antiquité, avoit pour maxime de travailler l’ennemi par détail, maxime qu’il n’auroit pû pratiquer s’il n’eût eu beaucoup de cavalerie ; aussi ses armées furent-elles composées presque toûjours d’un plus grand nombre de gens de cheval, que de gens de pié.

La célebre bataille de Rocroi nous apprend le cas que faisoit le grand Condé de la cavalerie, & combien il savoit la faire servir avec avantage. Cette victoire fixe l’époque la plus florissante de la nation françoise : c’est elle qui commence le regne de Louis le Grand.

Dans cette fameuse journée, les manœuvres de cavalerie furent exécutées avec autant d’ordre, de précision, & de conduite, qu’elles pourroient l’être dans un camp de discipline par des évolutions concertées ; jamais l’antiquité dans une affaire générale n’offrit des traits de prudence & de valeur tels que ceux qui ont signalé cette victoire ; elle rassemble dans ses circonstances tous les évenemens singuliers qui distinguent les autres batailles, & qui caractérisent les propriétés de la cavalerie. « Jamais bataille, dit M. de Voltaire, n’avoit été pour la France ni plus glorieuse, ni plus importante ; elle en fut redevable à la conduite pleine d’intelligence du duc d’Anguien qui la gagna par lui-même, & par l’effet d’un coup-d’œil qui découvrit à la fois le danger & la ressource ; ce fut lui qui à la tête de la cavalerie attaqua par trois différentes fois, & qui rompit enfin cette infanterie espagnole jusque-là invincible ; par lui le respect qu’on avoit pour elle fut anéanti, & les armes françoises dont plusieurs époques étoient fatales à leur réputation, commencerent d’être respectées ; la cavalerie acquit sur-tout en cette journée la gloire d’être la meilleure de l’Europe ».

Il n’est point étonnant que les plus grands hommes ayent pensé d’une maniere uniforme sur la nécessité de la cavalerie ; il ne faut que suivre pié à pié les opérations de la guerre pour se convaincre de l’importance dont il est, qu’une armée soit pourvûe d’une bonne & nombreuse cavalerie.

A examiner le début de deux armées, on verra que la plus forte en cavalerie doit nécessairement imposer la loi à la plus foible, soit en s’emparant des postes les plus avantageux pour camper, soit en forçant l’autre par des combats continuels à quitter son pays, ou celui dont elle auroit pû se rendre maîtresse.

Alexandre dans son passage du Granique, & An-