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rairement, selon M. Fleury, quelques écrits de saint Augustin, dont le style lui a paru différer de celui des autres ouvrages de ce pere ; d’autres ont corrigé des mots qu’ils n’entendoient pas, ou nié des faits, parce qu’ils ne pouvoient pas les accorder avec d’autres d’une égale ou d’une moindre autorité, ou parce qu’ils ne pouvoient les concilier avec la chronologie dans laquelle ils se trompoient. On a voulu tout savoir & tout deviner ; chacun a rafiné sur les critiques précédens, pour ôter quelque fait aux histoires reçues, & quelque ouvrage aux auteurs connus : critique dangereuse & dédaigneuse, qui éloigne la vérité en paroissant la chercher. Voyez Fleury, premier discours sur l’hist. eccl. ch. iij. & v. Nous en avons extrait ces regles de critique, qui y sont très-bien développées, & auxquelles nous renvoyons le lecteur.

L’érudition est un genre de connoissance où les modernes se sont distingués par deux raisons : plus le monde vieillit, plus la matiere de l’érudition augmente, & plus par conséquent il doit y avoir d’érudits ; comme il doit y avoir plus de fortunes lorsqu’il y a plus d’argent. D’ailleurs l’ancienne Grece ne faisoit cas que de son histoire & de sa langue, & les Romains n’étoient qu’orateurs & politiques : ainsi l’érudition proprement dite n’étoit pas extrèmement cultivée par les anciens. Il se trouva néanmoins à Rome, sur la fin de la république, & ensuite du tems des empereurs, un petit nombre d’érudits, tels qu’un Varron, un Pline le Naturaliste, & quelques autres.

La translation de l’empire à Constantinople, & ensuite la destruction de l’empire d’Occident anéantirent bien-tôt toute espece de connoissances dans cette partie du monde : elle fut barbare jusqu’à la fin du xv. siecle ; l’Orient se soûtint un peu plus long-tems ; la Grece eut des hommes savans dans la connoissance des Livres & dans l’Histoire. A la vérité ces hommes savans ne lisoient & ne connoissoient que les ouvrages grecs, ils avoient hérité du mépris de leurs ancêtres pour tout ce qui n’étoit pas écrit en leur langue : mais comme sous les empereurs romains, & même long-tems auparavant, plusieurs auteurs grecs, tels que Polybe, Dion, Diodore de Sicile, Denis d’Halicarnasse, &c. avoient écrit l’histoire romaine & celle des autres peuples, l’érudition historique & la connoissance des livres, même purement grecs, étoit dès-lors un objet considérable d’étude pour les gens de lettres de l’Orient. Constantinople & Alexandrie avoient deux bibliotheques considérables ; la premiere fut détruite par ordre d’un empereur insensé, Léon l’Isaurien : les savans qui présidoient à cette bibliotheque s’étoient déclarés contre le fanatisme avec lequel l’empereur persécutoit le culte des images ; ce prince imbécille & furieux fit entourer de fascines la bibliotheque, & la fit brûler avec les savans qui y étoient renfermés.

A l’égard de la bibliotheque d’Alexandrie, tout le monde sait la maniere dont elle fut brûlée par les Sarrasins en 640, le beau raisonnement sur lequel le calife Omar s’appuya pour cette expédition, & l’usage qu’on fit des livres de cette bibliotheque pour chauffer pendant six mois quatre mille bains publics. Voyez Bibliotheque.

Photius qui vivoit sur la fin du jx. siecle, lorsque l’Occident étoit plongé dans l’ignorance & dans la barbarie la plus profonde, nous a laissé dans sa fameuse bibliotheque un monument immortel de sa vaste érudition : on voit par le grand nombre d’ouvrages dont il juge, dont il rapporte des fragmens, & dont une grande partie est aujourd’hui perdue, que la barbarie de Léon & celle d’Omar n’avoient pas encore tout détruit en Grece ; ces ouvrages sont au nombre d’environ 280.

Quoique les savans qui suivirent Photius n’ayent

pas eu autant d’érudition que lui, cependant long-tems après Photius, & même jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, la Grece eut toûjours quelques hommes instruits & versés (du moins pour leur tems) dans l’Histoire & dans les Lettres, Psellus, Suidas, Eustathe commentateur d’Homere, Tzetzes, Bessarion, Gennadius, &c.

On croit communément que la destruction de l’empire d’Orient fut la cause du renouvellement des Lettres en Europe ; que les savans de la Grece, chassés de Constantinople par les Turcs, & appellés par les Medicis en Italie, rapporterent la lumiere en Occident : cela est vrai jusqu’à un certain point ; mais l’arrivée des savans de la Grece avoit été précédée de l’invention de l’Imprimerie, faite quelques années auparavant, des ouvrages du Dante, de Pétrarque & de Bocace, qui avoient ramené en Italie l’aurore du bon goût ; enfin d’un petit nombre de savans qui avoient commencé à débrouiller & même à cultiver avec succès la littérature latine, tels que le Pogge, Laurent Valla, Philelphe & quelques autres. Les grecs de Constantinople ne furent vraiment utiles aux gens de lettres d’Occident, que pour la connoissance de la langue greque qu’ils leur apprirent à étudier : ils formerent des éleves, qui bientôt égalerent ou surpasserent leurs maîtres. Ainsi ce fut par l’étude des langues greque & latine que l’érudition renaquit : l’étude approfondie de ces langues & des auteurs qui les avoient parlées, prépara insensiblement les esprits au goût de la saine littérature ; on s’apperçut que les Démosthenes & les Cicérons, les Homeres & les Virgiles, les Thucydides & les Tacites avoient suivi les mêmes principes dans l’art d’écrire, & on en conclut que ces principes étoient les fondemens de l’art. Cependant, par les raisons que nous avons exposées dans le Discours préliminaire de cet Ouvrage, les vrais principes du goût ne furent bien connus & bien développés que lorsqu’on commença à les appliquer aux langues vivantes.

Mais le premier avantage que produisit l’étude des Langues fut la critique, dont nous avons déja parlé plus haut : on purgea les anciens textes des fautes que l’ignorance ou l’inattention des copistes y avoient introduites ; on y restitua ce que l’injure des tems avoit défiguré ; on expliqua par de savans commentaires les endroits obscurs ; on se forma des regles pour distinguer les écrits vrais d’avec les écrits supposés, regles fondées sur la connoissance de l’Histoire, de la Chronologie, du style des auteurs, du goût & du caractere des différens siecles. Ces regles furent principalement utiles lorsque nos savans, après avoir comme épuisé la littérature latine & greque, se tournerent vers ces tems barbares & ténébreux qu’on appelle le moyen âge. On sait combien notre nation s’est distinguée dans ce genre d’étude ; les noms des Pithou, des Sainte-Marthe, des Ducange, des Valois, des Mabillon, &c. se sont immortalisés par elle.

Graces aux travaux de ces savans hommes, l’antiquité & les tems postérieurs sont non-seulement défrichés, mais presque entierement connus, ou du moins aussi connus qu’il est possible, d’après les monumens qui nous restent. Le goût des ouvrages de bel esprit & l’étude des sciences exactes a succédé parmi nous au goût de nos peres pour les matieres d’érudition. Ceux de nos contemporains qui cultivent encore ce dernier genre d’étude, se plaignent de la préférence exclusive & injurieuse que nous donnons à d’autres objets ; voyez l’histoire de l’Acad. des Belles-Lettres, tome XVI. Leurs plaintes sont raisonnables & dignes d’être appuyées ; mais quelques-unes des raisons qu’ils apportent de cette préférence ne paroissent pas aussi incontestables. La culture des