Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/928

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de 150 ans à la guerre de Troye, & de quelques années seulement, suivant Strabon, à l’arrivée des colonies éoliennes & ioniennes dans ce pays. Quant à la Grece européenne, il ne veut pas que l’équitation y ait précédé de beaucoup la premiere guerre de Messene, parce que Pausanias dit que les peuples du Péloponnese étoient alors peu habiles dans l’art de monter à cheval. M. Freret pense encore que la Macédoine est le pays de la Grece où l’usage de la cavalerie a commencé ; qu’il a passé de-là dans la Thessalie, d’où il s’est répandu dans le reste de la Grece méridionale.

Ainsi l’on voit premierement que M. Freret ne s’attache ni à déduire ni à discuter les faits constans que nous avons cités de Sésostris, des Scolothes ou Scythes, & des Amazones. Il est vrai qu’il nie que ces femmes guerrieres ayent jamais combattu à cheval, parce qu’Homere ne le dit pas ; car le silence d’Homere est par-tout une démonstration évidente pour lui, quoiqu’il ne veuille pas s’en rapporter aux expressions positives de ce poëte : mais cette assertion gratuite & combattue par le témoignage unanime des historiens, ne sauroit détruire les probabilités que l’on tire en faveur de l’ancienneté de l’équitation chez les Grecs, des conquêtes des Scythes & des Egyptiens, & des colonies que ceux-ci & les Phéniciens ont fondées dans la Grece plusieurs siecles avant la guerre de Troye.

Secondement, fixer seulement l’époque de l’équitation dans la Grece européenne vers le tems de la premiere guerre de Messene, c’est contredire formellement Xénophon (de rep. Lacedæmon.), qui attribue à Lycurgue les réglemens militaires de Sparte, tant par rapport à l’infanterie pesamment armée, que par rapport aux cavaliers : dire que ceux-ci n’ont jamais servi à cheval, & dériver leur dénomination du tems où elle désignoit aussi ceux qui combattoient sur des chars, c’est éluder la difficulté & supposer ce qui est en question. Ces cavaliers, dit Xénophon, étoient choisis par des magistrats nommés hippagiritæ, ab equitatu congregando ; ce qui prouve une connoissance & un usage antérieurs de la cavalerie. Cet établissement de Lycurgue, tout sage qu’il étoit, souffrit ensuite diverses altérations, mais il ne fut jamais entierement aboli. Les hommes choisis, qui suivant l’intention du législateur avoient été destinés pour combattre à cheval, s’en dispenserent peu-à-peu, & ne se chargerent plus que du soin de nourrir des chevaux durant la paix, qu’ils confioient pendant la guerre[1] à tout ce qu’il y avoit à Sparte d’hommes peu vigoureux & peu braves. M. Freret confond en cet endroit l’ordre des tems. A la bataille de Leuctres, dit-il, la cavalerie lacédemonienne étoit encore très-mauvaise, selon Xénophon ; elle ne commença à devenir bonne qu’après avoir été mêlée avec la cavalerie étrangere, ce qui arriva au tems d’Agésilaüs : ce prince étant passé dans l’Asie mineure, leva parmi les Grecs asiatiques un corps de 1500 chevaux, avec lesquels il repassa dans la Grece, & qui rendit de grands ervices aux Lacédemoniens.

Agésilaüs avoit fait tout cela avant la bataille de Leuctres. La suite des évenemens est totalement intervertie dans ces réflexions de M. Freret. Il suit de cette explication, qu’encore que les cavaliers spartiates n’ayent pas toûjours combattu à cheval, il ne laissoit pas d’y avoir toûjours de la cavalerie à Sparte, mais à la vérité très-mauvaise : on le voit surtout dans l’histoire des guerres de Messene. Pausanias, l. IV.

Il est à-propos de remarquer que Strabon, sur lequel M. Freret s’appuye en cet endroit, prouve contre lui. Lorsque cet auteur dit (Strabon, l. X.) que les hommes choisis, que l’on nommoit à Sparte les cavaliers, servoient à pié ; il ajoûte qu’ils le faisoient à la différence de ceux de l’île de Crete : ces derniers combattoient donc à cheval. Or Lycurgue avoit puisé dans l’île de Crete la plûpart de ses lois, par conséquent l’usage de la cavalerie avoit précédé dans la Grece le tems où ce législateur a vécu.

S’il est vrai qu’au commencement des guerres de Messene les peuples du Péloponnese fussent très-peu habiles dans l’art de monter à cheval[2], il l’est encore davantage qu’ils ne se servoient point de chars ; on n’en voit pas un seul dans leurs armées, quoiqu’il y eût de la cavalerie. Il est bien singulier que ces Grecs, qui, dans les tems héroïques n’avoient combattu que montés sur des chars, qui encore alors se faisoient gloire de remporter dans les jeux publics le prix à la course des chars, ayent cessé néanmoins tout-à-coup d’en faire usage à la guerre, qu’on n’en voye plus dans leurs armées, & qu’ils n’ayent commencé d’en avoir que plusieurs siecles après, lorsque les généraux d’Alexandre se furent partagés l’empire que ce grand prince avoit conquis sur Darius.

Une chose étonnante dans le système de M. Freret, c’est qu’il suppose nécessairement que l’usage des chars a été connu des Grecs avant celui de l’équitation. La marche de la Nature qui nous conduit ordinairement du simple au composé, se trouve ici totalement renversée, quoi qu’en ait dit Lucrece dans les vers suivans :

Et priùs est repertum in equi conscendere costas,
Et moderarier hunc fræno, dextraque vigere,
Quam bijugo curru belli temare pericla
. Lucr. l. V.

Ce poëte avoit raison de regarder l’art de conduire un char attelé de plusieurs chevaux, comme quelque chose de plus combiné, que celui de monter & conduire un seul cheval. Mais M. Freret soûtient que cela est faux, & que la façon la plus simple & la plus aisée de faire usage des chevaux, celle par où l’on a dû commencer, a été de les attacher à des fardeaux, & de les leur faire tirer après eux : « Par-là, dit-il, la fougue du cheval le plus impétueux est arrêtée, ou du moins diminuée…… Le traîneau a dû être la plus ancienne de toutes les voitures ; ce traîneau ayant été posé ensuite sur des rouleaux, qui sont devenus des roues lorsqu’on les a attachées à cette machine, s’éleva peu-à-peu de terre, & a formé des chars anciens à deux ou à quatre roues. Quelle combinaison, quelle suite d’idées il faut supposer dans les premiers hommes qui se sont servis du cheval ? Cet animal a donc été très-long-tems inutile à l’homme, s’il a fallu, avant qu’il le prît à son service, qu’il connût l’art de faire des liens, de façonner le bois, d’en construire des traîneaux ? Mais pourquoi n’a-t-il pû mettre sur le dos du cheval les fardeaux qu’il ne pouvoit porter lui-même ? Ne diroit-on pas que le cheval a la férocité du tigre & du lion, & qu’il est le plus difficile des animaux, lui qu’on a vû sans bride & sans mors obéir aveuglement à la voix du numide » ? Mais pour combattre un raisonnement aussi extraordinaire que celui de M. Freret, il suffit d’en appeller à l’expérience connue des siecles passés & à nos usa-

  1. Equos enim locupletiores alebant, cum vero in expeditionem eundum esset, veniebat is qui designatus erat, & equum & arma… qualiacumque accipiebat, atque ita militabat. Equis inde milites corporibus imbecilles, animisque languentes imponebant. Xénoph. hist. greq. lib. VI.
  2. L’état de foiblesse où se trouvoit alors toute la Grece en général étoit une suite de l’irruption des Doriens de Thessalie, sous la conduite des Héraclides : cet évenement arrivé un siecle après la prise de Troye, jetta la Grece dans un état de barbarie & d’ignorance à peu-près pareil, dit M. Freret, à celui où l’invasion des Normands jetta la France sur la fin du neuvieme siecle. Cela est conforme à ce que rapporte Thucydide, liv. I. il fallut plusieurs siecles pour mettre les Grecs en état d’agir avec vigueur.