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in mare), sont autant de preuves certaines que du tems de Moyse l’art de l’équitation & l’usage de la cavalerie dans les armées n’étoient pas regardés comme une nouveauté.

Le premier endroit où ce législateur en ait parlé avec une sorte de détail, est au quatorzieme chapitre de l’Exode, où il décrit le passage de la mer rouge par les Israélites (ans du monde 2513, avant J. C. 1491, selon M. Bossuet). Pharaon qui les poursuivoit, fut englouti par les eaux avec ses chariots de guerre, ses cavaliers, & toutes les troupes qu’il avoit pû rassembler. Son armée, suivant Josephe, étoit composée de 200 mille hommes de pié, 50 mille cavaliers, & 600 chars[1].

Si les livres du Pentateuque n’offrent point de preuve plus ancienne de l’usage de la cavalerie dans les armées, c’est que conformément au plan que Moyse s’étoit tracé, il n’a pas dû nous instruire des guerres que les Egyptiens avoient eues contre leurs voisins avant la délivrance des Juifs, & qu’il s’est borné seulement à raconter les faits essentiellement liés avec l’histoire du peuple de Dieu.

Mais outre qu’il seroit absurde de prétendre établir en Egypte l’époque de l’équitation par une cavalerie si nombreuse qu’elle égale ce que les plus grandes puissances de l’Europe peuvent en entretenir aujourd’hui, on doit encore observer que les chevaux ont toûjours fait une des principales richesses des Egyptiens[2]. D’ailleurs le livre de Job[3], probablement écrit avant ceux de Moyse, parle de l’équitation & de chevaux employés à la guerre, comme de choses généralement connues.

L’histoire profane est sur ce point entierement conforme à l’Ecriture-sainte. Les premiers faits qu’elle allegue, & qui ont rapport à l’équitation, supposent tous à cet art une antiquité beaucoup plus grande : disons mieux, on ne découvre en nul endroit les premieres traces de son origine.

On voyoit, selon Diodore de Sicile, liv. I. gravée sur de la pierre dans le tombeau d’Osimandué, l’histoire de la guerre que ce roi d’Egypte avoit fait aux peuples révoltés de la Bactriane : il avoit mené contre eux, disoit-on, quatre cents mille hommes d’infanterie, & vingt mille chevaux[4]. Entre cet Osimandué & Sésostris, qui vivoit long-tems avant la guerre de Troye, & avant l’expédition des Argonautes, Diodore compte vingt-cinq générations : voilà donc la cavalerie admise dans les armées, bien peu de siecles après le déluge.

Sésostris, le plus grand & le plus puissant des rois d’Egypte, ayant formé le dessein de conquérir toute la terre, assembla, dit le même historien (Diodore de Sicile, l. I.), une armée proportionnée à la grandeur de l’entreprise qu’il méditoit : elle étoit composée de six cents mille hommes de pié, vingt-quatre

mille chevaux, & vingt-sept mille chariots de guerre. Avec ce nombre prodigieux de troupes de terre, & une flotte de quatre cents navires, ce prince soûmit les Ethiopiens, se rendit maître de toutes les provinces maritimes, & de toutes les îles de la mer-rouge, pénétra dans les Indes, où il porta ses armes plus loin que ne fit depuis Alexandre : revenant sur ses pas, il conquit la Scythie, subjugua tout le reste de l’Asie & la plûpart des Cyclades, passa en Europe ; & après avoir parcouru la Thrace, où son armée manqua de périr, il retourna au-bout de neuf ans dans ses états, avec une réputation supérieure à celle des rois ses prédécesseurs.

Ce prince avoit fait dresser dans les lieux qu’il avoit soûmis, des colonnes avec l’inscription suivante en caracteres égyptiens[5] : Sésostris, roi des rois, a conquis cette province par ses armes. Quelques-unes de ces colonnes s’étoient conservées jusqu’au tems d’Hérodote, & cet historien (l. II.) ajoûte qu’il y avoit encore alors sur les frontieres de l’Ionie deux statues en pierre de Sésostris, l’une sur le chemin d’Ephese à Phocée, l’autre sur celui de Sardis à Smirne. Un rouleau portant une inscription, j’ai conquis cette terre avec mes épaules, peu différente de celle qu’on vient de lire, traversoit la poitrine de ces statues.

Ninus roi des Assyriens fit une premiere entreprise contre la Bactriane, qui ne lui réussit pas. Il résolut quelques années après d’en tenter un seconde ; mais connoissant le nombre & le courage des habitans de ce pays, que la nature avoit d’ailleurs rendu inaccessible en plusieurs endroits, il tâcha de s’en assûrer le succès en mettant sur pié une armée à laquelle rien ne pût résister : elle montoit, poursuit Diodore, selon le dénombrement qu’en a fait Ctésias dans son histoire, à dix-sept cents mille hommes d’infanterie, deux cents dix mille de cavalerie, & près de dix mille six cents chariots armés de faulx.

Le regne de Ninus, en suivant la supputation d’Hérodote, que l’on croit la plus exacte, & qui rapproche beaucoup de nous la fondation du premier empire des Assyriens, doit se rencontrer avec le gouvernement de la prophétesse Débora, 514 ans avant Rome, 1267 ans avant Jesus-Christ, c’est-à-dire qu’il est antérieur à la ruine de Troye, au moins de 80[6] ans. L’on conviendra aisément qu’une si grande quantité de cavalerie en suppose l’usage établi chez les Assyriens plusieurs siecles auparavant.

Tout ce qui nous reste dans les auteurs sur l’histoire des différens peuples d’Asie, démontre l’ancienneté de l’équitation : elle étoit (dit Hérodote, l. IV.) connue chez les Scolothes, nation Scythe, qui comptoient mille ans depuis leur premier roi, jusqu’au tems où Darius porta la guerre contre eux.

Par un usage aussi ancien que leur monarchie, le roi se rendoit tous les ans dans le lieu où l’on conservoit une charrue, un joug, une hache & un vase, le tout d’or massif, & que l’on disoit être tombés du ciel ; & il se faisoit en cet endroit de grands sacrifices. Le Scythe à qui pour ce jour la garde du thrésor étoit confiée ne voyoit jamais, disoit-on, la fin de l’année : en récompense on assûroit à sa famille autant de terre qu’il en pouvoit parcourir dans un jour, monté sur un cheval.

Que ce fait soit véritable ou non, il est certain que les Scythes en général, eux qui sous des noms différens occupoient en Asie & en Europe une étendue immense de pays, qui firent plusieurs irruptions

  1. L’Exode dit de même, six cens chars. Le nombre de l’infanterie & de la cavalerie n’y est point spécifié.
  2. Il y a apparence que du tems du patriarche Joseph, les rois d’Egypte avoient des gardes à cheval, & que ce sont eux qui courent après Benjamin, & qui l’arrêtent. Hist. des Juifs par Josephe, lib. I.
  3. On peut en conclure que les chars sont postérieurs à la simple cavalerie : Job ne parle que de celle-ci, c. xxxjx. v. 18. 19. & suiv. Au vers. 18. il est dit que l’autruche se moque du cheval & de celui qui le monte : les versets suivans contiennent la belle description du cheval qu’on a vûe ci-devant.
  4. Le sentiment de Marsham & de Newtor qui a suivi le premier est insoûtenable, suivant M. Freret même. Ces deux Anglois font Sesostris postérieur à la guerre de Troye ; mais il est évident, par tous les anciens, que ce roi d’Egypte a vécu long-tems avant le siege de Troye & l’expédition des Argonautes. Mém. de litt. de l’acad. des Inscript. to. VII. p. 145. De cette expédition à la guerre de Troye, il y a au moins soixante-dix ans d’intervalle. En supposant Sésostris antérieur aux Argonautes du même nombre d’années ; & en comptant trois générations par siécle, il n’y auroit qu’un petit nombre de siécles d’intervalle entre le déluge & Osimandué.
  5. In cippis illis pudendum viri, apud gentes quidem strenuas & pugnaces, apud ignaves autem & timidas, feminæ, expressit : ex præcipuo hominis membro, animarum in singulis affectionem, posteris evidentissimam fore ratus. Diod. lib. I. apud Rhodanum.
  6. M. Bossuet, qui suit cette chronologie, place le siége de Troye l’an 1184, avant J. C.