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tantôt comme l’avoit représenté le peintre Galathon, cujus vomitum alii poetæ adstantes absorbent. Œlianus, l. XIII.

Mais ce n’est point assez de bien peindre, il faut bien choisir ce qu’on peint : toute peinture vraie a sa beauté ; mais chaque beauté a sa place. Tout ce qui est bas, commun, incapable d’exciter la surprise, l’admiration, ou la curiosité d’un lecteur judicieux, est déplacé dans l’épopée.

Il faut, dit-on, des peintures simples & familieres pour préparer l’imagination à se prêter au merveilleux ; oui sans doute : mais le simple & le familier ont leur intérêt & leur noblesse. Le repas d’Henri IV. chez le solitaire de Gersai, n’est pas moins naturel que le repas d’Enée sur la côte d’Afrique : cependant l’un est intéressant, & l’autre ne l’est pas. Pourquoi ? Parce que l’un renferme les idées accessoires d’une vie tranquille & pure, & l’autre ne présente que l’idée toute nue d’un repas de voyageurs.

Les Poëtes doivent supposer tous les détails qui n’ont rien d’intéressant, & auxquels la réflexion du lecteur peut suppléer sans effort : ils seroient d’autant moins excusables de puiser dans ces sources stériles, que la Philosophie leur en a ouvert de très fécondes. Pope compare le génie d’Homere à un astre qui attire en son tourbillon tout ce qu’il trouve à la portée de ses mouvemens : & en effet Homere est de tous les Poëtes celui qui a le plus enrichi la poésie des connoissances de son siecle. Mais s’il revenoit aujourd’hui avec ce feu divin, quelles couleurs, quelles images ne tireroit-il pas des grands effets de la nature, si savamment développés, des grands effets de l’industrie humaine, que l’expérience & l’intérêt ont porté si loin depuis trois mille ans ? La gravitation des corps, la végétation des plantes, l’instinct des animaux, les développemens du feu, l’action de l’air, &c. les mécaniques, l’astronomie, la navigation, &c. voilà des mines à-peine ouvertes, où le génie peut s’enrichir : c’est de-là qu’il peut tirer des peintures dignes de remplir les intervalles d’une action héroïque : encore doit-il être avare de l’espace qu’elles occupent, & ne perdre jamais de vûe un spectateur impatient, qui veut être délassé sans être refroidi, & dont la curiosité se rebute par une longue attente, sur-tout lorsqu’il s’apperçoit qu’on le distrait hors de propos. C’est ce qui ne manqueroit pas d’arriver, si, par exemple, dans l’un des intervalles de l’action on employoit mille vers à ne décrire que des jeux (Enéide, l. V.). Le grand art de ménager les descriptions est donc de les présenter dans le cours de l’action principale, comme les passages les plus naturels, ou comme les moyens les plus simples. Art bien peu connu, ou bien négligé jusqu’à nous.

Il nous reste à examiner la partie des images ; mais comme elles sont communes à tous les genres de poésie, & que la théorie en exige un détail approfondi, nous croyons devoir en faire un article séparé. Voyez Image.

Nous n’avons pû donner ici que le sommaire d’un long traité ; les exemples sur-tout, qui appuient & développent si bien les principes, n’ont pû trouver place dans les bornes d’un article : mais en parcourant les Poëtes, un lecteur intelligent peut aisément y suppléer. D’ailleurs, comme nous l’avons dit dans l’article Critique, l’auteur qui, pour composer un poëme, a besoin d’une longue étude des préceptes, peut s’en épargner le travail. Cet article est de M. Marmontel.

EPOQUE, s. f. (Logiq.) suspension de jugement ; c’est l’état de l’esprit par lequel nous n’établissons rien, n’affirmant & ne niant quoi que ce soit. Les philosophes sceptiques ayant pour principe, que toute raison peut être contredite par une raison opposée &

d’un poids égal, ne sortoient jamais des bornes de l’époque, & ne recevoient aucun dogme. Pour arriver à cette époque, ils employoient dix moyens principaux, que je vais détailler d’après Sextus Empiricus, livre I. des hypotyposes, ou institutions pyrrhoniennes.

Le premier est tiré de la diversité des animaux. Voici un précis des exemples & des raisonnemens, sur lesquels Sextus appuie ce premier moyen. Il est aisé, dit-il, de remarquer qu’il y a une grande diversité dans les perceptions & dans les sensations des animaux, si l’on considere leur origine différente & la diverse constitution de leur corps. A l’égard de leur origine, on voit qu’entre les animaux, les uns naissent par la voie ordinaire de la génération, & les autres sans l’union du mâle & de la femelle. Ici Sextus s’étend sur ces prétendues générations spontanées, que la saine physique a entierement bannies. Quant à ceux qui viennent par l’accouplement des sexes, continue-t-il, les uns viennent d’animaux de même espece, ce qui est le plus ordinaire ; d’autres naissent d’animaux de différente espece, comme les mulets : les uns naissent vivans des animaux ; d’autres sortent d’un œuf, comme les oiseaux ; d’autres sont mal formés, comme les ours. Ainsi il ne faut pas douter que les diversités & les différences qui se trouvent dans les générations, ne produisent de grandes antipathies parmi les animaux, qui sans contredit tirent de ces diverses origines des tempéramens tout-à-fait différens, & une grande discordance & contrariété les uns à l’égard des autres. Le philosophe sceptique entasse des exemples, qui justifient ce qu’il a avancé ; d’où il conclut ainsi : si les mêmes choses paroissent différentes à cause de la diversité des animaux, il est vrai que nous pourrons bien dire d’un objet quel il nous paroît ; mais nous nous en tiendrons à l’époque, nous demeurerons en suspens, nous ne déciderons rien, s’il s’agit de dire quel il est véritablement & naturellement. Car enfin nous ne pouvons pas juger entre nos perceptions & celles des autres animaux, lesquelles sont conformes à la nature des choses ; & la raison de cela, c’est que nous sommes des parties discordantes & intéressées dans ce procès, & que nous ne pouvons pas être juges dans notre propre cause.

Le second, de la différence des hommes. Quand nous accorderions qu’il faut s’en tenir au jugement des hommes plûtôt qu’à celui des animaux, la seule différence qui regne entre les hommes, suffit pour maintenir l’époque. Nous sommes composés de deux choses, d’un corps & d’une ame ; mais à l’égard de ces deux choses, nous sommes différens les uns des autres en bien des manieres : du côté du corps, la figure ou conformation, & le tempérament, varient ; Sextus en allegue quantité d’exemples : & quant à l’ame, une preuve de la différence presque infinie, qui se trouve entre les esprits des hommes, c’est la contrariété des sentimens des dogmatiques en toutes choses, & sur-tout dans la question des choses qu’on doit éviter ou rechercher. Or, ou nous croirons tous les hommes, ou nous en croirons quelques-uns. Si nous voulons les croire tous, nous entreprendrons une chose impossible, & nous admettrons des contradictions ; & si nous en croyons seulement quelques-uns, auxquels donnerons-nous la préférence ? Un-platonicien nous dira qu’il faut s’en rapporter à Platon, un épicurien à Epicure ; mais c’est précisément cette contrariété qui nous persuade d’en demeurer à l’époque.

Le troisieme, de la comparaison des organes des sens. Nous ne sommes point certains si les objets qui se présentent à nous revêtus de certaines qualités, n’ont que ces seules qualités, ou plûtôt si elles n’en ont qu’une, & si la diversité apparente de ces qualités ne