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à soie qui file pour l’ouvrier : Sic vos, non vobis

Mais le soin qu’on prend de polir le style ne peut-il pas refroidir l’imagination & rallentir la pensée ? Non, lorsque le poëte se hâte d’abord de répandre ses idées dans toute leur rapidité, & ne donne à la correction que les intervalles du génie. Dans ce premier jet, l’expression se fond avec la pensée, & ne faisant plus qu’un même corps avec elle, ne laisse à la réflexion que des traits à rechercher & des contours à arrondir. Rien n’est plus vif ni plus élégant que les scenes passionnées de Racine ; c’est ainsi qu’il les a travaillées ; c’est ainsi sans doute qu’avoit commencé celui qui est mort à vingt-sept ans, & nous a laissé la Pharsale.

L’harmonie & le coloris distinguent sur-tout le style de l’épopée. Il y a deux sortes d’harmonie dans le style, l’harmonie contrainte, & l’harmonie libre : l’harmonie contrainte, qui est celle des vers, résulte d’une division symmétrique & d’une mesure réguliere dans les sons. Bornons-nous au vers héroïque, le seul qui ait rapport à ce que nous voulons prouver.

On sait que l’exametre des anciens étoit composé de six mesures à quatre tems : c’est d’après ce modele que supposant longues ou de deux tems toutes les syllabes de notre langue, on en a donné douze à notre vers alexandrin. Mais comme notre langue, quoique moins dactilique que le grec & le latin, ne laisse pas d’être mêlée de longues & de breves, & que le choix en est arbitraire dans les vers, il arrive qu’un vers a deux, trois, quatre, & jusqu’à huit tems de plus qu’un autre vers de la même mesure en apparence.

Jĕ nĕ veūx quĕ lă voīr, sŏupĭrēr ĕt mŏurīr.
Trăçãt ă pās tārdīfs ūn pēnĭblĕ sĭllōn.

Ainsi le mêlange des syllabes breves & longues détruit dans nos vers la régularité de la mesure : or point de vers harmonieux sans ce mêlange ; d’où il suit que l’harmonie & la mesure sont incompatibles dans nos vers. Le choix des sons y est arbitraire : ce n’est donc pas encore ce choix qui rend nos vers préférables à la prose. Enfin la rime, qui peut causer un moment le plaisir de la surprise, ennuie & fatigue à la longue. Qu’est-ce donc qui peut nous attacher à une forme de vers qui n’a ni rythme ni mesure, & dont l’irréguliere symmétrie prive la pensée, le sentiment & l’expression des graces nobles de la liberté ?

La prose a son harmonie ; & celle-ci, que nous appellons libre, se forme, non de tel ou de tel mêlange de sons régulierement divisés, mais d’un mêlange varié de syllabes faciles, pleines & sonores, tour-à-tour lentes & rapides, au gré de l’oreille, & dont les suspensions & les repos ne lui laissent rien à souhaiter. Là tous les nombres que l’oreille s’est choisis par prédilection, dactyle, spondée, iambe, &c. se succedent & s’allient avec une variété qui l’enchante & ne la fatigue jamais : la mesure précipitée ou soûtenue, interrompue ou remplie, suivant les mouvemens de l’ame, laisse au sentiment, d’intelligence avec l’oreille, choisir & marquer les divisions : c’est là que le trimetre, le tétrametre, le pentametre trouvent naturellement leur place ; car c’est une affectation puérile que d’éviter dans la prose la mesure d’un vers harmonieux, si ce n’est peut-être celle du vers héroïque, dont le retour continu est trop familier à notre oreille, pour qu’elle ne soit pas étonnée de trouver ce vers isolé au milieu des divisions irrégulieres de la prose. V. Elocution.

Que l’harmonie imitative ait fait une des beautés des vers anciens, c’est ce qui n’est sensible pour nous que dans un très-petit nombre d’exemples ; quelquefois elle peint le physique :

Nec brachia longo
Margine terrarum porrexerat Amphitrite.


quelquefois elle peint l’idée :

Magnum Jovis incrementum.
. . . . . . . .
Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum.

Mais rien n’est plus difficile ni plus rare que de donner à nos vers cette expression harmonique ; & si notre langue en est susceptible, ce n’est tout au plus que dans la prose, dont la liberté laisse au goût & à l’oreille du poëte le choix des termes & des tours : c’est peut-être ce qui manque à la prose nombreuse, mais monotone, du Télémaque.

Cependant, s’il faut céder à l’habitude où nous sommes de voir des poëmes en vers, il y auroit un moyen d’en rompre la monotonie, & d’en rendre jusqu’à un certain point l’harmonie imitative : ce seroit d’y employer des vers de différente mesure, non pas mêlés au hasard, comme dans nos poêsies libres, mais appliqués aux différens genres auxquels leur cadence est le plus analogue. Par exemple, le vers de dix syllabes, comme le plus simple, aux morceaux pathétiques ; le vers de douze aux morceaux tranquilles & majestueux ; les vers de huit aux harangues véhémentes ; les vers de sept, de six & cinq aux peintures les plus vives & les plus fortes.

On trouve dans une épître de l’abbé de Chaulieu au chevalier de Bouillon, un exemple frappant de ce mêlange de différentes mesures.

Tel qu’un rocher dont la tête
Egalant le mont Athos,
Voit à ses piés la tempête
Troubler le calme des flots.
La mer autour brüit & gronde ;
Malgré ses émotions,
Sur son front élevé regne une paix profonde,
Que tant d’agitations,
Et que les fureurs de l’onde
Respectent à l’égal du nid des Alcyons.

Mais faudroit-il éviter le retour fatiguant de la rime redoublée, croiser les vers, & varier les repos avec un art d’autant plus difficile, qu’il n’a point de regles.

Le coloris du style est une suite du coloris de l’imagination ; & comme il en est inséparable, nous avons crû devoir les réunir sous un même point de vûe.

Le style de la tragédie est commun à toute la partie dramatique de l’épopée. Voyez Tragédie.

Mais la partie épique permet, exige même des peintures plus fréquentes & plus vives : ou ces peintures présentent l’objet sous ses propres traits, & on les appelle descriptions ; ou elles le présentent révêtu de couleurs étrangeres, & on les appelle images.

Les descriptions exigent non-seulement une imagination vive, forte & étendue, pour saisir à-la-fois l’ensemble & les détails d’un tableau vaste, mais encore un goût délicat & sûr pour choisir & les tableaux, & les parties de chaque tableau qui sont dignes du poëme héroïque. La chaleur des descriptions est la partie brillante & peut-être inimitable d’Homere ; c’est par-là qu’on a comparé son génie à l’essieu d’un char qui s’embrase par sa rapidité… Ce feu, dit-on, n’a qu’à paroître dans les endroits où manque tout le reste, & fût-il environné d’absurdités, on ne le verra plus. (Prés. de l’Homere Angl. de Pope.) C’est par-là qu’Homere a fait tant de fanatiques parmi les savans, & tant d’enthousiastes parmi les hommes de génie : c’est par-là qu’on l’a regardé tantôt comme une source intarissable où s’abreuvoient les Poëtes,

A quo ceu fonte perenni
Vatum pieriis ora rigantur aquis. Ovid.